OMAR IBN SAID : UN NATIF DU FUUTA TOORO, ESCLAVE AUX ÉTATS-UNIS (1806-1863 ) / Par ADAMA GNOKANE (7ème partie)

Omar ibn Said, un ressortissant du Fuuta Tooro, a été transporté comme esclave aux États-Unis dans la première décennie du XIXe siècle. Lettré en arabe, il a laissé à la postérité plusieurs manuscrits dont le plus important est son autobiographie, écrite en 1831, et qui est, à ce jour, le seul document connu qui soit produit par un esclave lui-même.

Grâce à cette autobiographie et à des documents annexes, mais grâce aussi aux traditions orales du Fuuta Tooro et aux sources archivistiques coloniales, Omar ibn Said a pu être identifié, des événements auxquels il avait été mêlé, et qui lui avaient valu d’être réduit en esclavage, établis. Le but du présent article est de montrer qu’Omar ibn Said était porteur de deux histoires : une histoire africaine, qui fut à la base de changements politiques que le Fuuta a connus au début du XIXe siècle, et une autre qu’il s’était créée dans la captivité aux États-Unis et que la première permet de mieux comprendre.

6. Omar ibn Said, esclave aux États-Unis
6.1 La fabrication d’un récit

Le « marabou du Sénégal » dont Blanchot ne voulut jamais révéler l’identité et le pays d’origine pour protéger les commanditaires de sa déportation partit de Saint-Louis du Sénégal dans les derniers mois de l’année 180646. Il est fort probable qu’il n’ait jamais su ce qui lui était arrivé, bien qu’il reconnût sa part de responsabilité dans The Letter, affirmant que tout était de sa faute, car « Satan lui avait fait faire du mal » (Brown 1853 : 220) .

Les événements auxquels il avait été mêlé le marquèrent profon- dément dans son comportement et influencèrent ses écrits et ses dires. Il vécut les premières années de sa captivité sous une double hantise : celle d’être identifié et celle d’être rapatrié en Afrique. Et c’est pourquoi, dans son autobiographie, pour y revenir, ou dans certains de ses entretiens, il multiplia subterfuges et fausses déclarations pour rendre difficile, voire impossible la reconstitution de son parcours ou sa « traçabilité », manipulant l’histoire à volonté. Cela transparaît dans son prénom même qu’il n’a pas vocalisé, mais aussi par l’utilisation de la particule de filiation ibn qui le ferait passer pour un Arabe. Cela transparaît également dans le nom qu’il donne à son village Kébé al-Bahr, une localité qui n’existe nulle part au Fuuta ; ce nom, par un douteux rapprochement, est assimilé au fleuve Gambie par John Hunwick (2003-2004 : 68). Maintenant, il est clair qu’il s’est servi de son propre patronyme Kébé47 pour désigner son village qui porte effectivement un nom de famille : Barobé (pluriel de Baro), une localité où les deux lignages cohabitent, les Baro détenant la chefferie du village, autrement dit exerçant l’autorité politique, et les Kébé assumant la direction religieuse.

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46 La base de données du site web www.slavevoyages.org montre que beaucoup de navires négriers sont arrivés à Charleston au cours de l’année 1806. Mais pour la plupart d’entre eux, le port africain de départ n’est pas spécifié. Un seul navire parti de Saint-Louis est mentionné. Il s’agit du Rufus identifié sous le numéro 83442 mais dont la destination était Montevideo. En tout état de cause, Omar ibn Said a quitté Saint-Louis avant le 12 septembre 1807, date du décès de Blanchot qui l’a fait déporter. 47 Par Kébé al-Bahr que l’on peut traduire par Kébé Maayo, Omar ibn Said reprend astucieusement la forme longue du nom de son village qui est Barobé Diakel, Diakel étant une mare située à l’est de la localité.

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On voit aussi cette tentative de camouflage dans les circonstances qu’il donne de son arrestation et de son asservissement. Il affirme avoir été capturé au cours d’une attaque contre son village. Or ici, il fait manifestement allusion à l’expédition contre le Fuuta qui eut lieu en 1804, au moment où il était emprisonné à Saint-Louis et dont il a pu avoir les détails par ses deux compagnons du voyage sans retour qui avaient été faits prisonniers pendant ladite expédition et pour lesquels Blanchot avait exclu toute possibilité de rachat. D’ailleurs, se trahissant dans son autobiographie, il écrivait : « J’ai été astreint à résider à ma place dans mon pays à cause d’un grand malheur. Des infidèles m’ont injustement arrêté et vendu à des chrétiens » (ibn Said 1831 : 22)48. Trad.

Cette phrase, de construction ambigüe et bancale dans sa forme arabe, montre à l’évidence que ce n’était pas dans son village comme il l’écrit, et à sa suite Thomas Parramore (2000 : 134), qu’il avait été capturé. En parlant d’infidèles, il indexe sans aucun doute les Mulâtres ou Métis de Saint-Louis par opposition aux chrétiens (Nasrani). Il est donc permis d’affirmer que les événements se sont déroulés dans la ville de Saint-Louis où il a d’ailleurs été arrêté. Et il est fort probable que les dignitaires du Booseya, profitant de la mort de son oncle49, lui aient cyniquement suggéré d’aller s’y refugier pour échapper à l’almaami Abdoul Kader, alors qu’ils avaient déjà pris langue avec l’Administration du Sénégal pour son arrestation et son éloignement50.

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C’est aussi par crainte de voir son parcours reconstitué qu’Omar ibn Said joue avec le temps en le comprimant et en gommant certains événements. Au Sénégal, il passe sous silence son séjour carcéral à Saint-Louis qui a duré au moins deux ans, donc plus de six mois comme le suppose Sylviane Diouf (2011 : 174). Dans ce même registre, il mentionne dans son autobiographie un emprisonnement de seize jours et seize nuits à Fayetteville, après avoir fui son premier maître en Caroline du Sud (ibn Said 1831 : 15)51.

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8 La première phrase de cette citation est traduite dans les sources américaines comme suit : « Je résidais dans mon pays à cause d’un grand malheur. » La phrase qui suit n’en constitue pas une suite logique d’où la traduction que nous avons proposée plus adaptée au contexte. 49 Ali Sidi mourut en exil au Bundu vers 1801-1802. 50 Dans The Letter, Omar ibn Said dit que, devenu commerçant, il vendait du sel. Or pour un ressortissant du Fuuta, Saint-Louis était le point le plus proche pour se procurer ce produit. Cela semble corroborer notre hypothèse quant à son arrestation à Saint- Louis. Ensuite, ses deux années de commerce pourraient bien être la période pendant laquelle il était en prison et en réalité, il n’avait jamais pratiqué cette activité.

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Mais deux sources reprises par Allan D. Austin contredisent cette information. La première, ne donnant pas de durée exacte, indique que son geôlier, las de ne voir personne venir le réclamer, avait ouvert grande la porte de sa cellule pour lui permettre de s’enfuir (Austin 1997 : 460) ; mais peine perdue, il n’avait pas tenté une nouvelle évasion ; il devint même une attraction pour les jeunes et une curiosité locale pour divers visiteurs. La seconde source donne une durée d’emprisonnement de six mois (Austin 1997 : 492) ; on peut dès lors supposer qu’Omar ibn Said avait fait plusieurs évasions, deux au moins, mais qu’il résume en une seule, et cela dans le souci de brouiller son histoire.

On le voit également par le nombre de maîtres qu’il se donne. À le suivre, il n’en aurait eu que deux : ce Johnson qui « ne craignait pas du tout Dieu » comme il le signale dans son autobiographie et James Owen. Or, dans son récit, il cite nommément deux autres personnes : Hinda qui, avec une meute de chiens, l’a conduit en prison à Fayetteville après son arrestation dans une église où il faisait ses prières (ibn Said 1831 :15) et un autre nommé Mitchell qui voulait le racheter et le ramener à Charleston, et à qui il avait répondu par sept fois non (ibn Said
1831 :16). Il est étonnant vingt ans après que ces événements eurent lieu, qu’il ait pu se rappeler les noms de ces personnes qu’il n’aurait vues que dans des circonstances fortuites. Tout indique qu’il les connaissait et qu’il faut les considérer comme faisant partie de la liste de ses maîtres avant qu’il n’ait été racheté par James Owen. Une autre incohérence mérite d’ailleurs d’être soulignée ici. Omar ibn Said ne serait resté avec son premier maître qu’un seul mois comme il le prétend (ibn Said 1831 :15) ; et s’il n’a été racheté par James Owen qu’en 1810, il devait bien être quelque part pendant les trois ou quatre années qui séparent la date de son rachat et celle de son arrivée aux États-Unis qui est 1806.

51 Se fondant sur une fausse traduction du mot mois, Parramore fixe ce séjour carcéral à Fayetteville entre le 29 août 1810 et le 14 septembre 1810. Sous la plume d’Omar ibn Said, le mot mois désigne une durée et non une phase lunaire.

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Ailleurs, pour toujours brouiller son passé, Omar ibn Said se dit orphelin de père à l’âge de cinq ans (Brown 1853 : 219). Et pourtant dans trois de ses manuscrits reproduits intégralement par Allan D. Austin (1997 : 140,146-147), il formule des prières pour sa défunte mère, mais n’y associe guère son père. Serait-il plus compatissant à l’égard de  celle-là que de celui-ci ? Nous ne le pensons pas. S’il n’a pas associé son père dans ses prières, c’est parce que simplement ce dernier vivait encore au moment où il avait été arrêté, vendu et réduit en esclavage. Les incohérences et inexactitudes, qui n’ont pas échappé à certains chercheurs, sont nombreuses dans les récits d’Omar ibn Said et il serait fastidieux de les énumérer toutes ici. Elles procèdent du même esprit : l’aider à cacher son histoire et plus particulièrement son passé africain, ce qui explique par ailleurs son refus du retour au pays natal et la signi- fication des nombreux extraits de Coran qu’il avait laissés à la postérité.

A suivre

 

 

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