L’annonce du lancement du projet d’approvisionnement en eau potable de la ville de Kiffa à partir du fleuve Sénégal suscite, à juste titre, beaucoup d’espoirs. Il s’agit d’un projet d’envergure nationale, financé à hauteur de 317 millions de dollars, visant à fournir de l’eau potable à plus de 180 000 habitants des wilayas de l’Assaba et du Guidimakha, avec une projection à 500 000 bénéficiaires à l’horizon 2050.
Sur le papier, le projet est impressionnant : une grande station de traitement de l’eau, des centaines de kilomètres de canalisations, des stations de pompage, des réservoirs modernes et un système de contrôle à distance. Il traduit une volonté politique forte de résoudre durablement le problème de l’accès à l’eau dans des zones historiquement confrontées à la pénurie.
Une synthèse simple du projet
Concrètement, le projet consiste à capter l’eau du fleuve Sénégal, la traiter, puis la transporter sur environ 250 kilomètres jusqu’à la ville de Kiffa, en traversant plusieurs localités dont Sélibaby, Kankossa et de nombreux villages. Les travaux sont prévus sur 30 mois et financés par plusieurs partenaires internationaux (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Koweït, BID, Fonds arabe, OPEP).
L’objectif est clair : sécuriser l’accès à l’eau potable dans des régions enclavées et vulnérables, en particulier l’Assaba, dont Kiffa est le principal centre urbain.
Ma réticence : une question de justice territoriale et de priorités
Malgré l’importance stratégique de ce projet, je ne peux cacher ma profonde réticence. Cette réticence ne vise pas l’idée d’alimenter Kiffa en eau potable, qui est légitime, mais l’ordre des priorités retenu.
La région du Guidimakha, et en particulier la ville de Sélibaby, est située à seulement 45 km du fleuve Sénégal, source même de l’eau qui sera transportée jusqu’à Kiffa. Pourtant, Sélibaby a toujours soif.
- En saison sèche, l’eau manque cruellement.
- En saison des pluies, l’eau distribuée est souvent boueuse, chargée de corps étrangers.
- Plusieurs villages du Guidimakha n’ont toujours pas accès à l’eau courante.
- À Sélibaby, certains quartiers ne reçoivent de l’eau qu’une fois tous les trois ou quatre jours, avec une pression extrêmement faible.
Les installations actuelles existent, mais elles sont insuffisantes, vétustes et mal entretenues. Des conduites d’eau sont presque à ciel ouvert, exposées à toutes les formes de contamination. Le problème n’est donc pas la ressource, mais la capacité, la qualité et la gestion des infrastructures.
Un paradoxe difficilement acceptable
Il y a là un paradoxe troublant :
comment comprendre que l’on puisse transporter l’eau sur 250 km vers l’intérieur du pays, alors que les populations vivant au bord du fleuve manquent encore d’eau potable ?
Avant d’envisager d’alimenter Kiffa, il aurait été juste, logique et équitable de résoudre d’abord et définitivement le problème de l’eau à Sélibaby et dans l’ensemble du Guidimakha. Sans cela, le risque est évident : une fois l’eau acheminée vers Kiffa, la pression sur les installations existantes augmentera, et il n’y aura, symboliquement et concrètement, pas une seule goutte d’eau dans les canaris de Sélibaby.
Ce scénario serait vécu comme une profonde injustice par les populations locales, qui voient passer l’eau sous leurs yeux sans pouvoir y accéder dignement.
Une inquiétude majeure : le risque d’assèchement du fleuve Sénégal
À ces préoccupations s’ajoute une crainte tout aussi importante : l’impact de ce projet sur l’équilibre du fleuve Sénégal.
Le fleuve n’est pas une ressource inépuisable. Le fait d’y raccorder progressivement des centaines de milliers de nouveaux usagers, avec une capacité de production pouvant atteindre 100 000 m³ par jour, pose une question essentielle : le fleuve pourra-t-il supporter durablement une telle pression ?
Dans un contexte de changement climatique, de sécheresses récurrentes et de variabilité des pluies, le risque d’un affaiblissement du débit, voire d’un assèchement partiel du fleuve, ne peut être écarté.
Des conséquences graves pour l’agriculture du Guidimakha
Un tel affaiblissement mettrait directement en péril les agriculteurs et maraîchers du Guidimakha, dont les activités dépendent du fleuve. L’agriculture irriguée, le maraîchage et la sécurité alimentaire locale pourraient être durablement affectés.
Or, le Guidimakha dispose d’un potentiel agricole considérable. Plutôt que de capter l’eau du fleuve pour la transporter sur de longues distances, il aurait été plus pertinent de valoriser cette ressource sur place, en développant une agriculture irriguée capable de nourrir non seulement la région, mais une grande partie de la Mauritanie.
Pour une approche plus équilibrée et durable
Je plaide donc pour une approche plus équilibrée, plus humaine et plus durable des politiques publiques de l’eau :
- Priorité absolue à la mise à niveau des installations de Sélibaby et de l’ensemble du Guidimakha, afin de garantir un accès régulier et de qualité à l’eau potable ;
- Renforcement des capacités locales de traitement, de stockage et de distribution, avant toute extension vers des zones plus éloignées ;
- Réhabilitation, sécurisation et entretien des réseaux existants, aujourd’hui vétustes et exposés ;
- Accès effectif, continu et équitable à l’eau potable pour les villages riverains du fleuve, qui vivent paradoxalement dans la pénurie.
Ce n’est qu’après avoir garanti ce droit fondamental aux populations directement concernées, tout en préservant l’équilibre du fleuve et les activités agricoles, que le transfert de l’eau vers des régions plus éloignées pourra être perçu comme un projet national juste, partagé et durable.
En conclusion, le projet d’approvisionnement en eau de Kiffa est ambitieux et porteur d’espoir. Mais l’ambition ne doit pas faire oublier la réalité du terrain ni les équilibres naturels. L’eau est un bien vital, stratégique et limité, dont la gestion doit répondre à des principes d’équité, de durabilité et de justice territoriale.
Résoudre durablement la soif de Sélibaby et du Guidimakha, préserver le fleuve Sénégal et valoriser son immense potentiel agricole auraient dû constituer des priorités absolues. Sans cela, le risque est réel de bâtir un grand projet au prix d’injustices locales et de déséquilibres environnementaux aux conséquences durables.
Ibrahima Samba DIOUM
Professeur d’économie-gestion
Académie de Paris
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