Mauritanie – Le Manifeste des 19 : ni un pamphlet identitaire ni un réquisitoire contre la langue arabe / Par Mohamed Ould Echriv Echriv

J’ai suivi avec attention les échanges entre Ibrahima Diallo et Ahmed M’bareck autour du Manifeste des 19. Il me semble cependant indispensable d’en clarifier le fond avant toute prise de position. Comprendre ce texte exige de revenir à l’intention de ses auteurs, et non de projeter sur lui des lectures rétrospectives ou des procès d’intention.

Rédigé en 1966, le Manifeste des 19 ne se limite pas à la contestation d’une mesure linguistique — l’arabisation de l’enseignement. Il inaugure, plus profondément, une mise en question du fonctionnement de l’État mauritanien moderne. Ce n’est ni un pamphlet identitaire ni un réquisitoire contre la langue arabe , mais un acte de dévoilement politique et institutionnel .

Ce que ce texte met en lumière, ce n’est pas une hostilité à l’arabe en tant que langue , mais une intuition fondatrice : toute langue peut devenir un instrument de stratification sociale lorsque l’État l’érige en seuil d’accès sans dispositifs d’équité, de transition et de compensation. C’est cette alerte structurelle — et non un rejet culturel — qui constitue le cœur du Manifeste .

Le postulat de départ est décisif : la division n’est pas populaire, elle est élitaire. Le peuple mauritanien — dans la longue durée — a vécu d’alliances croisées, de solidarités circonstancielles , de civilisations entremêlées . L’histoire est pleine de ces coalitions obliques qui déjouent les récits simplificateurs : alliances maures–pulaar contre d’autres maures, solidarités négro-mauritaniennes transversales , circulations culturelles constantes .

La rupture survient avec l’État moderne, lorsque la dépendance à l’État devient totale. Dès lors, la société n’est plus structurée par des contradictions horizontales (classes, métiers, territoires), mais par des strates verticales : clientèles, quotas implicites, proximités administratives . Chaque strate réclame sa part du « gâteau » étatique. La discorde entre élites devient structurelle ; et ce sont elles qui, ensuite, projettent leurs rivalités sur les composantes du peuple.

Le contresens majeur consiste à lire le Manifeste des 19 comme une dénonciation de l’arabe en tant que langue. Or l’histoire longue invalide cette thèse : les communautés pulaar , soninké et wolofs ont longtemps maîtrisé l’arabe comme langue de savoir , sans y voir une oppression . La protestation naît lorsque l’arabe cesse d’être un capital partagé pour devenir un seuil administratif, mal synchronisé avec les trajectoires scolaires réelles .

Ce que dénoncent les 19, c’est une politique linguistique sans transition, qui transforme la langue en barrière de carrière. L’arabisation, telle qu’elle fut pratiquée, a entériné l’inégalité des chances non par la langue elle-même, mais par son instrumentalisation étatique .

La langue n’est pas un simple outil de communication ; elle est un dispositif d’accès. Lorsqu’un État ne garantit pas l’égalité d’exposition linguistique, il fabrique mécaniquement des exclus .

Ainsi, beaucoup ne se détournent pas de l’arabe par rejet culturel, mais parce qu’il est devenu un facteur de vulnérabilité. La langue n’est pas coupable ; la politique linguistique l’est .

La colonisation française a introduit une école différentielle : écoles « modèles » dans certaines zones, écoles « ordinaires » ailleurs. L’objectif était clair : produire une fracture linguistique durable . L’État postcolonial, au lieu de réparer cette asymétrie, l’a souvent reconduite. Ainsi, la crise linguistique actuelle est moins un héritage culturel qu’une panne de traduction politique .

Autrefois, chaque groupe avait son « arbre » ; aujourd’hui, tous sont rassemblés sous un arbre unique, l’État central. Cette concentration étouffe les concurrences légitimes et nourrit les rentes. Les élites — maures et négro-mauritaniennes — ont reproduit leurs positions, renforçant tribalisme et népotisme. La question n’est pas « qui est au sommet ? », mais comment on y accède.

Les événements douloureux de la fin des années 1980 ont cristallisé les fractures. La faute majeure fut la sanction collective. Droite et gauche, nationalismes concurrents, se sont accommodés de l’État, instrumentalisant la mémoire. La sortie de crise ne peut être vengeresse : elle doit être bornée, procédurale, orientée vers la non-répétition.

Le Manifeste des 19 n’est pas un texte contre une langue ; il est un avertissement contre un État qui confond identité et ingénierie . La Mauritanie n’est pas un problème de peuples ; elle est un problème de médiation institutionnelle. Restaurer l’unité ne consiste pas à proclamer des lignes rouges, mais à rendre mesurable l’égalité. La citoyenneté n’est pas une abstraction : elle est un dispositif. Et la langue, loin d’être une frontière, peut redevenir — si l’État le veut — un pont souverain .

 

Mohamed Ould Echriv Echriv

 

 

 

Suggestion Kassataya.com  :

Mauritanie – Le Manifeste des 19

 

 

 

Les opinions exprimées dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs. Elles ne reflètent en aucune manière la position de www.kassataya.com

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Quitter la version mobile