« L’Étranger » : pourquoi le roman de Camus déchaîne toujours les passions

The Conversation   – Depuis sa publication en 1942, il y a plus de quatre-vingts ans, « l’Étranger », ce roman devenu un classique traduit en plus de 70 langues, best-seller des éditions Gallimard, n’a cessé de fasciner, de susciter des adaptations de tous ordres et de déclencher des polémiques. Comme s’il pouvait encore tendre à notre temps un miroir sagace et en révéler les fractures.

Ces dernières années, les essais se suivent pour dénoncer un Camus colonial sinon colonialiste. Et l’on répète volontiers ce que Mouloud Feraoun d’abord, Kateb Yacine ensuite, lui ont reproché, le premier « que parmi tous ces personnages de [la Peste] il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à [ses] yeux qu’une banale préfecture française », et le second de s’en être tenu à une position « morale » plutôt que politique.

Un débat sans fin

Les analyses de l’universitaire, théoricien littéraire et critique palestino-américain Edward Saïd allaient dans ce sens : selon lui, outre que Camus « a eu tort historiquement puisque les Français ont abandonné l’Algérie et toute revendication sur elle », il a « ignor[é] ou néglig[é] l’histoire ».

Les récentes écritures fictionnelles de l’Étranger, dont la plus connue est à ce jour le Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, qui fut précédé de peu par Aujourd’hui Meursault est mort, de Salah Guemriche, ont encore creusé ce sillon en faisant de l’anonymat de « l’Arabe » assassiné sur la plage l’objet d’un renversement nécessaire, et le symptôme de « la déshumanisation systématique » attachée au colonialisme, pour reprendre les termes du psychiatre, écrivain et et militant anticolonialiste Frantz Fanon, qui fut fortement impliqué dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

Les camusiens, eux, rappellent que Camus a voulu faire œuvre de dire « le moins », que l’écrivain ne fait que refléter dans son œuvre la tragique séparation des communautés et leur ignorance réciproque, et qu’un auteur ne doit pas à être confondu avec son personnage.

Le débat semble, toutefois, voué à la répétition. Aucun consensus ne se dégage quant aux véritables positions de l’auteur de l’Étranger en matière de fait colonial en général et d’Algérie coloniale en particulier. Chacun paraît attaché à « son » Camus, et l’Étranger, selon les lectures, est regardé comme le révélateur de la conscience ou de l’inconscience coloniale.

Une lecture passionnée

Car il s’agit moins de l’Étranger dans ces échanges – de sa composition, de son style, de ses images, de sa philosophie – que de ce qu’il incarne pour chacune des composantes de la société française postcoloniale – si l’on veut bien entendre, comme y invite la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina, que la colonisation ilmprègne tout autant l’inconscie pays colonisateur que le pays colonisé – quoique de façon différente.

La matité de l’Étranger, son opacité nous révèlent à nous-mêmes. Ses énigmes nous parlent de nous : de ce que nous avons saisi du roman lorsque nous l’avons lu d’abord, de ce qu’on nous en a dit, de ce qu’on en a entendu, de ce que nous en percevons au fil du temps, du malaise qu’il a fait (ou pas) naître en nous. Avions-nous véritablement été heurtés par l’anonymat de l’Arabe, à la première lecture ? N’est-ce pas le drame de Meursault, identifié à l’étranger, que nous avions épousé d’abord ? N’avions-nous pas condamné l’inhumanité d’une société vouée à condamner ses réfractaires ? Et si, à l’inverse, nous avions d’emblée été sensibilisés aux enjeux (post)coloniaux du roman, cette lecture avait-elle été programmée par d’autres lecteurs ? Lesquels ? Et pour quoi faire ?

Comment s’étonner que la place de l’Étranger demeure sinon passionnelle, du moins éminemment embarquée en France? Comme l’a fait apparaître le chercheur en sciences politiques Paul Max Morin, sur la base d’une enquête menée auprès de 3 000 jeunes âgés de 18 ans à 25 ans et après une centaine d’entretiens avec des petits-enfants d’appelés, de pieds-noirs, de harkis, de juifs d’Algérie, de militants du Front de libération nationale (FLN) ou de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), 39 % des jeunes Français déclarent « avoir un lien familial avec une personne ayant été […] concernée d’une façon ou d’une autre par la guerre d’Algérie ». Comment ne pas admettre que l’actualité de l’Étranger ou plutôt que ses actualités soient d’autant plus vives que son inactualité est grande et que le roman s’offre comme une surface de projection de nos rêves ou de nos refus de reconnaissance ?

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Professeur de littérature de langue française, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

 

 

 

Source : The Conversation 

 

 

 

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