Dans cette enquête, Irpi Media tente, grâce à la mise en commun du travail de chercheur·es et de militant·es, de reconstituer la chaîne de déportations subies par Abdallah. Il a d’abord été renvoyé par les autorités tunisiennes, en même temps que des dizaines d’autres personnes, vers la frontière avec l’Algérie, où les forces de sécurité algériennes l’ont intercepté pour le déporter une nouvelle fois, cette fois vers la frontière nigérienne.
Ces pratiques visent le plus souvent des migrant·es qui cherchent à rejoindre des pays de l’Union européenne, où le droit européen et le droit international leur garantissent la possibilité de demander une protection internationale et les protègent contre l’expulsion immédiate.
Ces déportations en chaîne réduisent d’un côté le nombre de personnes qui atteignent les côtes européennes, mais si l’on les observe sous l’angle politique, elles mettent aussi en lumière la recomposition des rapports de force régionaux, façonnés par les politiques de l’Union européenne qui repoussent ses frontières extérieures vers les pays d’Afrique du Nord.
L’organisation Alarm Phone Sahara, active au Niger à la frontière avec la Libye et l’Algérie, signale « une intensification des expulsions en chaîne » depuis 2023. Ce constat est confirmé par un rapport publié en 2024 par les deux agences onusiennes compétentes en matière de migration, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en collaboration avec le Mixed Migration Centre, un centre de recherche relevant du Conseil danois pour les réfugiés. Le rapport alerte sur « les risques de déportation en chaîne pour des personnes ayant besoin de protection internationale ».
Abdallah (nom d’emprunt) fait partie de ces personnes. Son histoire commence en mai 2024, à Tunis, à quelques pas seulement des bureaux des deux agences onusiennes citées.
Évacuation et expulsion depuis la Tunisie
Dans la nuit du 2 au 3 mai 2024, les forces de sécurité tunisiennes démantèlent, de manière brutale et sans préavis, un campement de fortune dressé en face du siège du HCR à Tunis, à quelques centaines de mètres du bureau de l’OIM. Ce camp abritait des migrant·es et des demandeur·euses d’asile, pour la plupart originaires de pays d’Afrique subsaharienne, qui s’y étaient réfugié·es après la montée des violences racistes et de la répression dans plusieurs pays arabes.
Abdallah vivait dans ce campement depuis février 2024. Il a filmé la scène avec son téléphone portable. En décembre 2023, ce Soudanais avait obtenu une carte de demandeur d’asile délivrée par le HCR, un document censé lui assurer une protection dans le pays. Cela ne l’a pourtant pas empêché d’être arrêté, avec environ cinq cents autres personnes, lors d’une opération de démantèlement d’un camp. Toutes et tous ont été entassé·es dans des bus et expulsé·es vers le désert, aux abords de la frontière algérienne.
Dans un message adressé à Refugees in Libya le 4 mai 2024, Abdallah écrit : « Ils nous ont emmenés dans un lieu inconnu après avoir été humiliés et fouillés par la police. Nous avons tous été laissés sans nourriture ni eau, y compris les femmes et les enfants. »
L’homme tente ensuite de revenir en Tunisie, accompagné d’une soixantaine d’autres personnes. Elles sont empêchées de monter dans un train par des individus dont il est impossible de savoir s’il s’agit de simples citoyens, de responsables ou d’agents de sécurité. Le groupe finit par poursuivre sa route à pied, jusqu’à ce qu’il soit de nouveau intercepté par les forces de sécurité tunisiennes, à plusieurs dizaines de kilomètres de la capitale.
Là, les autorités les accusent d’« entrée irrégulière sur le territoire ». Le tribunal de première instance de Teboursouk les condamne à trois mois de prison avec sursis. Le groupe est libéré, mais aussitôt scindé en deux. Les familles, les femmes et les enfants sont dirigés vers un centre, tandis qu’un groupe de douze jeunes hommes, dont Abdallah, est transféré dans un commissariat de la capitale.
Le 18 mai, sans la moindre explication, Abdallah et ses compagnons sont de nouveau embarqués dans deux véhicules des forces de sécurité tunisiennes et conduits non loin de l’endroit où ils avaient été abandonnés auparavant. Le groupe se retrouve, une nuit de pluie, dans une zone montagneuse et boisée. Abdallah se souvient : « J’ai regardé sur ma droite et j’ai vu un panneau sur lequel il était écrit “Frontière algéro-tunisienne”. » C’est à ce moment-là que le Soudanais partage sa position GPS avec Refugees in Libya.
L’évacuation du campement où Abdallah vivait à Tunis a été un événement marquant, largement documenté. Les enquêtes de la série #DesertDumps ont mis au jour le caractère systématique des pratiques auxquelles Abdallah et d’autres ont été soumis, ainsi que l’implication de l’Union européenne.
La nouveauté tient au fait que les déportations en chaîne d’un pays à l’autre, comme celles qu’a subies Abdallah, apparaissent aujourd’hui comme une pratique très répandue, comme le confirment les données et analyses les plus récentes.
Selon l’Organisation mondiale contre la torture, les autorités tunisiennes ont expulsé plus de 9000 personnes vers la frontière tuniso-algérienne en 2024, et au moins 7 000 autres vers la frontière avec la Libye. Ces chiffres sont à la hausse cette année également. « On estime que les autorités tunisiennes ont expulsé plus de 12 000 personnes entre janvier et avril 2025. On pense qu’au moins 8 000 personnes ont été renvoyées vers l’Algérie, ce qui les expose au risque d’une nouvelle déportation vers la Libye ou le Niger », indique un rapport de l’organisation publié début septembre.
Ces expulsions systématiques ne sont pas une nouveauté dans des pays comme le Maroc ou la Mauritanie, où elles se poursuivent depuis de nombreuses années. En Algérie, elles sont documentées depuis des décennies, tandis que le phénomène reste relativement récent en Tunisie.
Source : Inkyfada (Tunisie) – Le 18 décembre 2025
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com
