– Le divorce est consommé, en attendant la séparation des biens. Ainsi se dessine, du point de vue transatlantique, la publication de la stratégie de sécurité nationale par la Maison Blanche, vendredi 5 décembre. Cet exercice classique, qui permet de formaliser les priorités d’une administration mais aussi plus largement sa vision du monde, marque une rupture historique. Jamais encore un document officiel de cette nature n’avait été marqué par une telle nonchalance envers les adversaires de l’Amérique, et une telle maltraitance réservée à ses alliés traditionnels, surtout européens.
Deux pages et demie pour un enterrement : voilà la place consacrée à l’Europe, dans ce texte d’une trentaine de pages. Ce continent sera « méconnaissable dans vingt ans ou moins », si les tendances actuelles se poursuivent. « [Son] déclin économique est éclipsé par la perspective réelle et plus abrupte d’un effacement civilisationnel. » Les symptômes énumérés ? La chute de la natalité, la perte des identités nationales, la répression des oppositions politiques, la censure de la liberté d’expression, « l’asphyxie réglementaire », et bien entendu, en premier lieu, l’immigration. « A long terme, il est plus que plausible qu’en quelques décennies au maximum, certains membres de l’OTAN seront à majorité non européenne », prétend le document.
Il serait contre-productif, estime le texte, de simplement abandonner l’Europe. Washington ne prône pas un isolationnisme, mais au contraire une annexion idéologique. Ce qui est suggéré est un investissement américain conditionné, intéressé et politisé. Dans une ingérence ouverte, le document salue avec « un grand optimisme » la montée en puissance des « partis européens patriotiques ». Il s’agit de « cultiver la résistance à la trajectoire actuelle de l’Europe », c’est-à-dire en creux d’approfondir la fracturation des pays concernés et d’affaiblir Bruxelles.
Ces passages ressemblent à un décalque du discours tenu par le vice-président, J. D. Vance, lors de la conférence sur la sécurité à Munich, en février. Certains participants croyaient bon se rassurer, à l’époque, en évoquant un simple hors sujet. En réalité, c’est le cœur même de l’approche américaine. Coïncidence : en ce vendredi, l’Union européenne (UE) a infligé une amende de 120 millions d’euros au réseau social X d’Elon Musk, pour avoir enfreint ses règles en matière de contenu en ligne. Soit « une attaque contre le peuple américain », à en croire le secrétaire d’Etat, Marco Rubio, dans une réaction qui en dit long sur l’administration.
Si les trumpistes fustigent depuis dix ans un « Etat profond » à Washington, reposant sur un consensus bipartisan en politique étrangère, ce qui se dessine, à travers cette stratégie, est un nouvel Etat MAGA (« Make America Great Again »). Donald Trump en est le véhicule historique, mais il semble déjà dépassé par son envergure. « On est dans un mouvement de fond, organisé, et qui affiche ses objectifs de subversion en Europe, souligne Tara Varma, experte des questions transatlantiques au cercle de réflexion Brookings Institution. C’est pour cela qu’ils sont concentrés sur l’échéance 2027 en France. Si Paris bascule, ça change tout en Europe. Un axe Washington-Paris-Budapest-Moscou devient peut-être envisageable, dont le but assumé est le démantèlement des institutions de l’UE. »
Manifeste politique MAGA
En matière de sécurité, l’Europe est invitée à assumer « la responsabilité première de sa propre défense ». Le document stratégique note qu’il est dans « l’intérêt primordial » des Etats-Unis de parvenir à une cessation des hostilités négociée en Ukraine. « Gérer les relations européennes avec la Russie nécessitera un engagement diplomatique américain significatif, à la fois pour rétablir les conditions d’une stabilité stratégique sur le continent eurasien et pour atténuer le risque d’un conflit entre la Russie et les Etats européens. » Dans cette perspective, les Etats-Unis estiment nécessaire de « mettre fin à la perception, et empêcher la mise en place, d’un OTAN comme alliance en extension perpétuelle ». Une formule adressée à Moscou, signifiant un feu rouge à toute adhésion de l’Ukraine et la reconnaissance tacite de sa zone d’influence.
Sans surprise, la responsabilité de la Russie dans la guerre n’est pas évoquée, ni ses autres capacités de nuisance et de déstabilisation. Washington rêve d’une reconfiguration bilatérale, avec des investissements économiques très lucratifs à la clé. En revanche, les gouvernements européens sont mis en cause, en raison de leurs « attentes irréalistes » concernant la guerre. « Une grande majorité d’Européens souhaite la paix mais ce désir ne se traduit pas en politique, en grande partie à cause de la subversion des processus démocratiques par ces gouvernements », prétend le texte. De la même façon que Donald Trump a souvent tenu Volodymyr Zelensky pour coresponsable de la guerre, voilà que les dirigeants européens prétendraient la poursuivre indéfiniment. Une reprise exacte de la propagande russe.
« Ce document est une pilule amère pour de nombreux Européens, estime Charles Kupchan, expert au cercle de réflexion Council on Foreign Relations. Il sera plus difficile pour les dirigeants européens de continuer à courtiser Trump et de le garder près d’eux. Mais au-delà du langage irrespectueux, il n’y a pas grand-chose de neuf dans ce texte. Je ne crois pas qu’il aura un impact énorme sur la relation transatlantique. » Cette vue est partagée par ceux qui relativisent la portée de ce genre d’exercice, attendant surtout des annonces officielles sur les redéploiements militaires américains en Europe.
Si on met de côté les flatteries qui émaillent les pages du document à l’attention de Donald Trump, il s’agit davantage d’un manifeste politique MAGA que de la mobilisation de l’expertise américaine la plus fine, rejetée par cette administration. Cette stratégie revendique l’abandon de toute exhaustivité, car « se focaliser sur tout, c’est se focaliser sur rien ». Elle défend une liste courte de priorités qui tournent autour du contrôle des frontières et des ressources stratégiques, de la prédation économique. Pas un mot sur le climat, dont on connaît pourtant l’impact sur les flux migratoires. Pas une référence aux instances multilatérales. Les Etats-Unis renoncent à tout discours sur l’exemplarité de leur modèle. Seul le choc des ambitions et des intérêts reste valable dans la jungle du monde, que plus personne ne peut domestiquer.
Alignement exigé
Ainsi, l’Amérique claque la porte de l’ère post-1945. Les alliances traditionnelles n’engagent plus à rien, puisque tout est extorsion, rapport de force et alignement exigé. Les valeurs n’existent plus, mis à part une brumeuse liberté d’expression absolue à l’export – au profit des droites identitaires – que l’administration méprise pourtant sur son propre territoire lorsqu’il s’agit de la presse et de ses contempteurs.
« Après la fin de la guerre froide, les élites de la politique étrangère américaine se sont persuadées que la domination américaine permanente du monde entier répondait aux meilleurs intérêts de notre pays, assure l’introduction. Mais les affaires des autres pays ne nous préoccupent seulement dans le cas où leurs activités menacent directement nos intérêts. » Autrement dit, « les jours où les Etats-Unis soutenaient l’ordre international complet comme Atlas sont finis ».
La première traduction de ce virage concerne le Moyen-Orient, qui « n’est plus l’irritant constant et la source potentielle de catastrophe imminente qu’il a été ». Cela signifie selon le document que « les jours où le Moyen-Orient dominait la politique étrangère américaine (…) sont finis ». Le conflit israélo-palestinien ? Il « reste épineux ». Mais la région est reconfigurée depuis deux ans, et la « raison historique » de l’investissement américain – l’énergie – n’existe plus, en raison de ses propres ressources nationales.
L’administration Trump confirme la priorité accordée à l’hémisphère occidental, considérant de fait le continent américain comme son pré carré. Elle compte y priver ses adversaires – à commencer par la Chine, non citée – de « la possibilité de positionner des forces ou d’autres capacités menaçantes, ou de posséder ou de contrôler des ressources stratégiquement vitales ». Les gouvernements ou les partis politiques alignés sur les priorités américaines seront « récompensés et encouragés ».
Le Conseil de sécurité nationale est chargé d’identifier les lieux et les ressources stratégiques dans l’hémisphère occidental, pour envisager des partenariats dans leur exploitation. Un redéploiement des forces militaires américaines est aussi confirmé, ainsi que « l’utilisation de la force létale pour remplacer la stratégie de maintien de l’ordre en échec ces dernières décennies ». Une référence claire aux frappes en série dans les Caraïbes, depuis début septembre, contre des embarcations transportant des cargaisons de drogues, selon les autorités.
L’Asie, elle, est vue au travers du prisme exclusif de la Chine. Le Parti communiste chinois n’est même pas mentionné, ce qui va surprendre à coup sûr les républicains à Washington, pour lesquels la rivalité systémique avec Pékin a forcément une dimension idéologique. Le document rappelle qu’un tiers du commerce maritime mondial passe par la mer de Chine du Sud. Dès lors, « prévenir un conflit au sujet de Taïwan, idéalement en préservant une domination militaire, est une priorité ».
Pour cela, la stratégie américaine prévoit d’empêcher toute agression chinoise dans la « première chaîne d’îles » – terme désignant la ligne de défense composée des territoires allant du Japon à Taïwan et aux Philippines. Washington invite ces alliés à dépenser davantage pour leurs moyens militaires et à ouvrir leurs infrastructures aux forces américaines.
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