Bousculé par une nouvelle historiographie s’intéressant aux zones d’ombre de la colonisation britannique, le Royaume-Uni traverse une crise mémorielle autour de son passé impérial, qu’il n’a jamais vraiment cessé de vénérer. – Enquête –
Le 6 mai, toute la pompe de la monarchie britannique se déploiera pour le couronnement de Charles III à l’abbaye de Westminster. Il deviendra alors le quarantième souverain à recevoir l’onction dans cette église depuis 1066. A travers ces traditions royales, le Royaume-Uni célèbre notamment son passé.
Le pragmatisme ambiant rend le pays étranger aux querelles historiques qui embrasent régulièrement la France. Pourtant, depuis le référendum sur le Brexit en 2016, les choses ont changé, particulièrement en Angleterre, où s’est jouée la sortie de l’Union européenne. Son vote « leave » a fait pencher la balance, car elle pèse bien plus lourd démographiquement que les autres nations du Royaume-Uni (Ecosse, Pays de Galles, Irlande du Nord). Les brexiters rêvaient de voir le pays retrouver son statut d’exception, en quittant une communauté d’égaux au sein de l’Union européenne. Depuis, l’Angleterre est aux prises avec une polémique tenace sur l’Empire britannique sur qui, décidément, le soleil ne se couche pas : un jour sans fin s’abat sur ce passé qui ne passe pas.
Par son ampleur, l’entreprise coloniale a profondément marqué le pays. Son histoire débute au XVIIe siècle et s’étend sur quatre cents ans. A son sommet, dans les années 1920, il formait le plus grand empire de l’histoire. Après la seconde guerre mondiale, il s’est lentement désagrégé, mais non sans résistance. Winston Churchill, héros de la victoire face au nazisme, a présidé en tant que premier ministre à la dure répression de la révolte des Mau Mau au Kenya (1952-1956) : 11 000 rebelles ont alors été tués. L’attention se concentre aujourd’hui sur l’esclavage. Près de 12,5 millions d’Africains ont été enlevés pour servir d’esclaves en Amérique, un quart d’entre eux ont fait la traversée sur des navires britanniques, d’après la Trans-Atlantic Slave Trade Database (plus de 1,3 million de captifs ont été embarqués sur des bateaux sous pavillon français). L’Empire a toutefois aboli (progressivement) l’esclavage en 1833, soit quinze ans avant la France.
Plus que tout autre, l’ancien premier ministre Boris Johnson a remis en circulation le « roman impérial » : la puissance passée attesterait de la haute destinée à laquelle le pays serait appelé. En 2020, alors qu’il était encore au 10 Downing Street, Boris Johnson affirmait qu’il fallait en finir avec « notre gêne embarrassante à propos de notre histoire ». Il se portait alors à la défense de l’hymne impérial Rule, Britannia ! qui continue d’être chanté en clôture des Proms, une série de concerts londoniens, l’une des manifestations culturelles les plus importantes de l’été dans la capitale britannique. Cette chanson datant du XVIIIe siècle présente les Britanniques comme un peuple choisi parmi les nations qui ne se laissera pas réduire en esclavage et à qui, donc, il revient de conquérir le monde grâce à sa maîtrise de la mer.
Vague à l’âme post-Brexit
En 2018, M. Johnson expliquait que le Brexit devait permettre de retrouver « le dynamisme de ces victoriens barbus » et « d’investir le monde d’une façon qui avait peut-être été oubliée depuis quarante-cinq ans ». En 2016, Boris Johnson avait été chaudement applaudi par les membres du Parti conservateur lorsque, au détour d’un discours, il s’était félicité du fait que « ce pays a dirigé l’invasion ou la conquête de 178 nations ».
L’actuel premier ministre, Rishi Sunak, fils d’un immigré d’origine indienne, cherche pour sa part à donner une autre image du conservatisme, mais il doit composer avec la frange radicale du parti tory. Réunis au sein du collectif Common Sense, une cinquantaine de députés s’opposent à l’immigration, en plus d’être ulcérés par tout ce qui relèverait du phénomène woke. Les attaques de la gauche contre l’histoire du pays seraient si graves que l’un d’entre eux, Gareth Bacon, estime que « l’Empire britannique n’est plus vu comme une force modernisatrice et civilisatrice qui a étendu les échanges commerciaux, la richesse et répandu l’Etat de droit autour du monde ». C’est ce qu’il écrivait dans sa contribution au recueil d’articles qui a valeur de manifeste pour ce collectif, Conservative Thinking for a Post-Liberal Age.
Les milieux intellectuels s’interrogent sur le sens de ce discours empreint de nostalgie. L’Empire n’est qu’un élément parmi d’autres dans la rhétorique des pro-Brexit, mais son héritage suscite aujourd’hui de larges débats. Le Royaume-Uni n’échappe pas à l’essor des études postcoloniales. Dans les grandes librairies de Londres, si les biographies de Winston Churchill continuent d’occuper de vastes pans de murs, on trouve également des sections consacrées au colonialisme et à l’impérialisme. Journaux et revues posent la question de l’impact de cet héritage. Mis sous pression par une enquête du Guardian sur l’origine de la fortune de la couronne, Charles III a indiqué soutenir la recherche étudiant les liens entre la monarchie et la traite des esclaves.
Bien avant le vague à l’âme post-Brexit, le professeur à l’University College de Londres Paul Gilroy, qui y dirige le Centre for the Study of Racism and Racialisation, avait perçu que l’Angleterre dansait sur un volcan. En 2004, il a publié un essai prophétique, Mélancolie postcoloniale (éditions B42), paru en France en 2020. Rencontré fin mars à Finsbury Park, un jardin public du nord de Londres, le lauréat 2019 du prix Holberg, le « Nobel des sciences sociales », fait grève. Un vaste mouvement social secoue le secteur public britannique au moment où le pays connaît une importante inflation, venue se greffer aux tensions créées par douze années d’austérité. La capitale britannique a néanmoins gardé son calme. Quelques klaxons se font entendre pour encourager les étudiants qui font le piquet de grève devant leur fac.
Paul Gilroy regrette de voir stagner l’Angleterre à force de rater certaines occasions. « Nous avons eu le malheur de remporter la guerre », déplore-t-il. Cette boutade traduit l’impasse dans laquelle se trouve la nation de la Rose : le deuil de l’Empire n’a jamais été fait. La victoire héroïque de 1945 a empêché l’examen de conscience nécessaire pour permettre à la nation de se réinventer et d’embrasser la diversité culturelle qui la caractérise désormais. Au moment des indépendances, dans les années 1950, l’histoire de l’Empire a été refoulée, les violences coloniales oubliées.
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