Ghassan Salamé jette l’éponge. Trop de pressions, d’impuissance et de cynisme dans cette crise libyenne dont il aurait rêvé être le pacificateur. Après plus de deux ans et demi de bons et loyaux services, le médiateur en chef de l’ONU sur la Libye a annoncé, lundi 2 mars, sa démission par un simple tweet en arabe indiquant que sa « santé ne [lui] permettait plus le niveau de stress » requis par une mission éprouvante, sinon impossible. A l’âge de 69 ans, cet universitaire libanais brillant – il fut directeur de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po Paris – et ancien ministre de la culture (2000-2003) du gouvernement de Rafiq Hariri ne cachait plus sa lassitude.
Sixième envoyé spécial des Nations unies depuis 2011
Il trahissait un agacement de plus en plus ostensible de voir sa mission minée, moquée, torpillée non seulement de l’intérieur de la Libye, mais – plus grave – à l’extérieur du pays, y compris au sein même du Conseil de sécurité de l’ONU dont il relevait. « Un gâchis, s’attriste une source interne à l’ONU. Qu’on comprenne bien : il ne s’agit pas d’un échec personnel mais de la faillite de l’organisation onusienne, des Etats membres et des Libyens eux-mêmes. »
Ghassan Salamé était le sixième envoyé spécial des Nations unies en Libye depuis 2011, nommé au chevet d’un pays ravagé par le chaos post-Kadhafi et devenu la proie des convoitises des puissances régionales.
Quand il prend ses fonctions l’été 2017, M. Salamé inspire un espoir prudent. Certes, l’impasse politico-militaire est totale avec cette fracture béante entre la Tripolitaine (Ouest) de Fayez Sarraj et la Cyrénaïque (Est) du maréchal Khalifa Haftar. Mais cet Oriental subtil et urbain, théorisant avec brio le tableau géopolitique tout en s’immergeant physiquement dans un terrain tourmenté, homme de concepts et de palabres formalisant en marchant l’ingénierie de sa médiation, présentait un certain nombre d’atouts.
« Conférence nationale » pour bousculer les processus politiques
D’emblée, il diagnostique le mal libyen : « Une société fragmentée et une économie de prédation. » Et il fixe le cap : une nouvelle Constitution, des élections et, surtout, la réconciliation. Et pour sceller le trépied, il lance une ambitieuse idée : la tenue d’une « conférence nationale » visant à renverser le sablier des processus politiques habituels. Il s’agit désormais de labourer la Libye en profondeur afin d’en extraire la part de doléances et de rêves. Pendant neuf mois, plus de soixante-dix réunions auront lieu dans plus d’une quarantaine de villes à travers la Libye avec le soutien du Centre pour le dialogue humanitaire (HD), organisation basée en Suisse. Une réunion finale est prévue le 14 avril 2019 à Ghadames (sud) pour solenniser les conclusions de cette consultation populaire inédite.
Las ! Le maréchal Haftar, l’homme fort de l’Est aspirant à la conquête de l’ensemble de la Libye, déclenche, le 4 avril, un assaut militaire sur Tripoli, alors même que, humiliation suprême infligée aux Nations unies, son secrétaire général, Antonio Guterres, est en visite sur place. Pourtant, le défi lancé par le maréchal dissident, qui n’a jamais reconnu la légitimité du « gouvernement d’accord national » (GAN) de Tripoli – pourtant reconnu par la communauté internationale –, se heurtera à une très molle désapprobation sur la scène diplomatique.
Impuissant et dépité, M. Salamé assiste au sabotage de son œuvre – « la conférence nationale » forcément annulée – et à l’escalade des ingérences étrangères sur un théâtre libyen transformé en seconde Syrie. Fin décembre, M. Salamé fait part au Monde de son désappointement face aux violations massives de l’embargo sur les livraisons d’armes : « Si les Etats n’arrivent pas à faire appliquer leurs propres résolutions, c’est grave. Mais si les Etats qui ont voté ces résolutions participent eux-mêmes à la violation de ces résolutions, c’est encore plus grave. Nous sommes face à une situation extrêmement dangereuse où la crédibilité de l’ONU est mise en jeu. »
Acteurs sans scrupule
Le 19 janvier, le sommet de Berlin sur la Libye illustrera jusqu’à la caricature la duplicité de nombre d’Etats qui délocalisent leurs guerres autour de Tripoli après avoir prêché la paix : la Turquie en faveur du GAN de Sarraj et les Russes, Emiratis et Egyptiens en soutien au maréchal Haftar. Le 30 janvier, M. Salamé exprime ouvertement sa « colère profonde » face aux « acteurs sans scrupule » qui, à l’intérieur comme hors de Libye, font preuve de « cynisme » en armant les belligérants tout en sacrifiant aux vœux « pieux » sur la désescalade.
« Il y a certainement eu une forte désillusion par rapport au manque de respect de la parole donnée à Berlin, à propos de l’embargo sur les armes et d’un appel actif pour le cessez-le-feu, souligne un diplomate européen au siège de l’ONU à New York. Vendredi 28 février encore, un avion plein d’armes a atterri à Benghazi [base de Haftar] et il provenait d’un pays qui participait à la conférence de Berlin. » En privé, M. Salamé ne cachait pas non plus sa tristesse vis-à-vis de Paris, dont la bienveillance diplomatique à l’égard de Haftar – auquel est toujours trouvé maintes circonstances atténuantes – n’a pas non plus facilité son travail.
Manque de soutien
« Ai-je reçu le type de soutien requis ? » interrogeait-il lui-même lors de sa dernière conférence de presse le 28 février, à Genève. « Ma réponse est : non », répondait-il. Et ce déficit de « soutien » venait aussi de l’ONU elle-même. A New York, il était un secret de Polichinelle que Guterres battait froid à M. Salamé. Lors du sommet de Berlin, M. Guterres a cherché à marginaliser M. Salamé lors du dîner des chefs de délégation, selon une scène rapportée par un témoin. Un des dossiers qui semblaient opposer les deux hommes était le rôle revendiqué par l’Union africaine (UA) dans la médiation libyenne. M. Guterres, désireux de soigner ses amitiés africaines, voulait voir l’UA s’imposer davantage, tandis que M. Salamé optait pour davantage de prudence. Cela faisait un peu trop d’embûches pour lui. Son retrait est un signal supplémentaire, s’il en était besoin, de la crise d’un système multilatéral en lambeaux.
Frédéric Bobin et Carrie Nooten
Source : Le Monde
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