M Le Mag – D’habitude, la Méditerranée les sépare ; l’une vit en France, l’autre en Tunisie. Mais en cet après-midi pluvieux d’octobre, Vanessa Pécastaings, 54 ans, et Elisabeth Daldoul, 64 ans, sont réunies à Paris, dans un appartement haussmannien de l’ouest de la capitale. Mêmes reflets châtains et sourires complices, elles s’écoutent attentivement et se complètent parfois.
Entre la publication, fin août, des Bestioles de l’écrivaine libanaise Hala Moughanie, et la sortie française, le 7 novembre, d’Amin, une fiction algérienne, de Samir Toumi, les deux éditrices ont du pain sur la planche. Sans compter les nombreuses demandes des médias, qui souhaitent inviter leurs auteurs à s’exprimer sur l’actualité du monde arabe. Si le nom d’Elyzad résonne désormais au-delà des cercles littéraires, la maison indépendante continue de tracer son sillon singulier dans le paysage éditorial francophone.
Tout commence à Tunis, en 2005, avec Elisabeth Daldoul. A l’époque, la libraire souffre de « l’asphyxie intellectuelle » imposée par le régime autocratique de Zine El-Abidine Ben Ali. « On a appelé ça une “dictature douce”, mais la presse était muselée, les écrivains s’autocensuraient », se souvient-elle. Pour se défaire de cette chape de plomb, celle qui ne connaît pas grand-chose à l’édition se lance « sans trop réfléchir » et crée Elyzad. Et comme il faut rêver en grand, elle se fixe un objectif ambitieux : « Faire circuler les textes du Sud vers le Nord », à rebours des flux habituels.
Traversées et déracinements
C’est là qu’arrive Vanessa Pécastaings, rencontrée à Tunis quelques années plus tard. Alors trentenaire, elle était venue vivre « dans le pays de [s]on père » après avoir travaillé pour des maisons parisiennes et à Londres comme découvreuse de talents littéraires. Une connivence naît rapidement entre les deux femmes.
« Cette histoire d’échanges » parle intimement à Vanessa Pécastaings, tout comme ce désir de donner à voir et entendre des imaginaires méconnus, caricaturés ou relégués au second plan dans un monde littéraire encore très franco-centré. Les éditrices partagent aussi la même exigence : défendre des écritures poétiques, ciselées, qui refusent les clichés et ouvrent à l’altérité.
Ce projet solitaire devenu aventure à deux fait certainement écho à leurs histoires familiales, marquées par les traversées et les déracinements. Si elles viennent d’horizons différents, les deux éditrices emploient des mots similaires pour évoquer les melting-pots dont elles sont issues. Elisabeth Daldoul parle d’un « mélange de trois cultures, sans distinction » : franco-palestinienne, elle a vécu vingt-cinq ans à Dakar, au Sénégal, avant de suivre son mari en Tunisie.
Sa collègue, qui s’occupe du bureau parisien d’Elyzad, évoque, quant à elle, un « bain de mixité » pour décrire une famille juive « émigrée de plein de côtés », où se mêlent cultures tunisienne, ukrainienne, marocaine et italienne. Des origines qu’elles ne brandissent pas comme un étendard mais qui les constituent, jusque dans leur rôle de « passeuses de textes ».
Diffuser les textes au sein du Maghreb
Mais la route est semée d’embûches. D’une rive à l’autre de la Méditerranée, Elisabeth Daldoul perçoit des regards « pétris de clichés » et « des peurs qui perdurent, voire qui s’exacerbent ». La maison d’édition affronte aussi les défis économiques de l’indépendance, dans un secteur du livre en pleine mutation.
Les deux femmes parviennent à trouver un équilibre grâce à des réseaux de libraires indépendants qui valorisent particulièrement leur production, en France, au Québec, en Belgique et en Suisse. « Nous sommes par exemple peu nombreux à publier des fictions d’auteurs palestiniens, à un moment où cet univers demande à être écouté, lu, compris », analyse Vanessa Pécastaings.
Portées par le bouche-à-oreille et les rencontres avec les lecteurs, les ventes de L’Eden à l’aube (Elyzad, 2024), de l’écrivain palestinien Karim Kattan, se maintiennent ainsi dans la durée, plus d’un an après sa parution : le roman est d’ailleurs l’un des cinq finalistes du prix Hors Concours 2025, décerné en novembre, qui récompense des auteurs francophones publiés par des éditeurs indépendants. Elyzad peut également compter sur les nombreux prix reçus, dont le Goncourt du premier roman en 2021 pour Que sur toi se lamente le tigre, d’Emilienne Malfatto, récit choral d’un féminicide annoncé en Irak.
Source : M Le Mag
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