Depuis toujours, c'est-à-dire depuis que des explorateurs, des scientifiques, des militaires parcourent le monde et en rapportent des trésors, la France défend le principe de l'" inaliénabilité " du patrimoine public : les œuvres qui ont été mises dans nos musées, nos collections, derrière les vitrines de nos instituts et sur les stèles de nos monuments publics appartiennent pour toujours à notre patrimoine national.
Ce principe remonte à 1566 – autant dire à la nuit des temps. Cette année-là, l'édit de Moulins précise que le domaine royal est " inaliénable " et " imprescriptible " : le roi ne peut disperser les possessions dont il a héritées. Deux siècles plus tard, la Révolution définit le domaine public sur la même base. Ce sera là le seul repère de colonisateurs partis de par le monde en quête de puissance, mais aussi de savoir.
Or voici que, depuis quelques années, les rapports de force politico-économiques mondiaux ont déréglé ce système bien huilé. Qu'il s'agisse d'œuvres d'art, de restes humains ou d'objets archéologiques, tout, aujourd'hui, est matière à demande de restitution, du mosasaure, alias le " lézard de la Meuse ", un fossile retrouvé à Maastricht au XVIIIe siècle et rapporté en France en 1794 par les armées de la République, au " Baba Merzoug ", un canon de 12 tonnes qui défendit pendant deux siècles le port d'Alger et que les Français installèrent, en 1833 à Brest, où il continue à veiller sous le crachin breton.
Les vaincus d'hier réclament leur dû, leurs trésors, leur histoire… Sortis du joug de la colonisation, ils ont appris à se défendre. " En vingt ans, nous avons assisté à un changement complet des mentalités ", témoigne Jacqueline Sanson, l'ancienne directrice générale de la Bibliothèque nationale de France (BNF), qui fut au cœur de l'affaire des manuscrits coréens. " Il y a aujourd'hui des revendications qu'on entend là où on ne les entendait pas jusqu'ici ", confirme la juriste Marie Cornu, spécialiste de ces questions, qui dirige, au sein du CNRS, le Centre de coopération juridique internationale.
Même le Muséum national d'histoire naturelle, longtemps éloigné de ces basses questions, s'est doté d'un service juridique. " Autrefois, les pratiques de collecte sur le terrain étaient beaucoup moins réglementées, explique son directeur des collections, Michel Guiraud. On allait chercher et on rapportait parce que c'était intéressant… Tout cela correspondait à une appropriation collective de la part de la communauté scientifique. Maintenant, faire entrer une pièce dans les collections demande un dispositif contraignant. "
L'archéologie – cette " science de la destruction, comme l'explique en souriant un chercheur du muséum, puisqu'on détruit pour découvrir " – ne saurait ainsi s'exprimer aussi librement aujourd'hui qu'hier. Si Erik Gonthier, paléomusicologue et minéralogiste, se dit fier d'avoir écumé moult pays, de la Nouvelle-Guinée à Madagascar, et d'en être revenu plus d'une fois interdit de séjour, la plupart de ses confrères se montrent aujourd'hui prudents et diplomates. Les botanistes eux-mêmes sont désormais soumis à des autorisations de collecte : depuis le protocole de Nagoya sur le partage de la biodiversité de 2010, chaque pays est propriétaire des ressources génétiques qui s'y trouvent.
Après un grand désert législatif – le premier texte sur la protection des biens culturels ne date que de 1954 ! -, les choses se sont donc mises en mouvement. La date charnière est celle du 14 novembre 1970. La convention internationale de Paris pose ce jour-là de façon inédite un certain nombre d'obligations pour les Etats en matière d'" importations, exportations et transferts de propriétés illicites des biens culturels ". " Il est indispensable que chaque Etat prenne davantage conscience des obligations morales touchant au respect de son patrimoine culturel comme de celui de toutes les nations, souligne la convention.(…) Les musées, les bibliothèques et les archives, en tant qu'institutions culturelles, doivent veiller à ce que la constitution de leurs collections soit fondée sur des principes moraux universellement reconnus. " Il y a, de fait, en matière d'œuvres d'art, un avant et un après 1970.
L'épisode des fresques de Tekiki le montre : quand, en 2009, l'Egypte demande la restitution, par le Louvre, de cinq fragments de peinture murale du tombeau de ce dignitaire de la XVIIIe dynastie égyptienne (1550-1290 avant J.-C.), la commission d'acquisition de la direction des musées de France affirme, pour échapper à la convention de 1970, que ces fragments de fresques acquis pour une somme assez modeste ont quitté l'Egypte avant la signature du texte. Il s'avérera qu'ils proviennent en réalité d'un pillage archéologique postérieur. La France sera donc contrainte de rendre ces pièces à l'Egypte.
La deuxième grande étape, c'est 1995. Cette année-là, la convention Unidroit introduit dans les usages la notion de " diligence ", un concept juridique anglo-saxon. " Selon la loi française, si le propriétaire d'un bien volé ou perdu acheté sur le marché vient le réclamer, il n'obtiendra pas forcément gain de cause, poursuit Marie Cornu. Jusqu'ici, le possesseur disait : prouvez que je savais. Aujourd'hui, cette notion de bonne foi ne suffit plus : avec la convention Unidroit, on observe aussi les "diligences" accomplies par l'acheteur pour ne pas acquérir d'œuvres qui proviennent de vols ou de pillages. On établit donc des indices : la rapidité de la transaction, les ventes successives, le niveau de prix, la compétence du vendeur, etc. "
Source d'insécurité pour les acheteurs, cette convention de 1995 n'a pas fait que des enthousiastes. " Seulement 35 Etats l'ont ratifiée, fait remarquer Marie Cornu. Ce n'est pas le cas de la France, qui l'a signée mais pas encore ratifiée. L'Assemblée nationale l'avait adoptée, mais les résistances du marché étaient telles que le Sénat ne l'a même pas inscrite à l'ordre du jour. Cela dit, même non ratifiée, la convention a fait évoluer les pratiques, et notamment la manière dont les juges regardent aujourd'hui les dossiers. "
Cette évolution juridique a servi de socle à la mutation profonde des mentalités qui a surgi au tournant du millénaire quant à la question des restitutions. Elle est directement liée à l'émergence d'une revendication nouvelle : le droit des peuples – et non plus seulement des Etats – à défendre leur identité et à protéger leur culture.
En 2008, la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones affirme ainsi : " Les Etats doivent accorder réparation par le biais de mécanismes efficaces – qui peuvent comprendre la restitution – mis au point en concertation avec les peuples autochtones, en ce qui concerne les biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels qui leur ont été pris sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, ou en violation de leurs lois, traditions et coutumes. "
La porte est ouverte. La question reste cependant compliquée. D'une part parce que les peuples ne sont pas des Etats – quand les Maoris réclament les têtes de leurs ancêtres, c'est en effet la Nouvelle-Zélande qui doit en faire la demande. D'autre part parce que le débat juridique se déplace du statut des objets à la question des droits fondamentaux de l'homme.
Mais cette nouvelle perception du patrimoine mondial, qui oppose réflexion morale et quête d'identité d'un côté, universalité de la science de l'autre, modifie profondément la donne : elle contraint aujourd'hui les musées à aménager la doctrine de l'inaliénabilité des collections.
La question de ce que l'on appelle les " restes humains " a joué un rôle primordial dans cette révolution. Dans ce domaine, le premier geste de la France a lieu en 2002 : cette année-là, elle restitue à l'Afrique du Sud la dépouille mortelle de la Vénus hottentote, une femme africaine callipyge exposée en Europe, au début du XIXe siècle, comme un phénomène de foire. Après avoir été purifiée, sa dépouille a été placée par les autorités sud-africaines sur un lit d'herbes sèches et brûlée en présence du président Thabo Mbeki.
Quatre ans plus tard, l'affaire des têtes maories prend de nouveau les conservateurs de court. En 2006, la mairie de Rouen œuvre à la réouverture de son muséum. Une tête maorie y est conservée depuis 1875. Invoquant la morale et la repentance, évoquant les " commerces ignobles et honteux " de la colonisation, Catherine Morin-Desailly, adjointe à la culture et sénatrice de la Seine-Maritime, convoque l'ambassadrice néo-zélandaise et l'ancien président maori de la commission culture de l'Unesco pour leur restituer la tête.
Au grand dam des scientifiques et des directeurs de musée, qui dénoncent un coup de pub politique, faisant valoir que cette pièce du musée de la ville appartient au patrimoine national : selon eux, elle est inaliénable. Si la tête maorie est rendue, il faudra, disent-ils, en rendre une quinzaine de semblables présentes un peu partout en France, notamment au Musée du quai Branly.
La réponse du politique, quand il veut échapper à un texte, est souvent de faire voter une loi spécifique sur une question. Ce fut le cas pour permettre la restitution de la Vénus hottentote, ce sera encore le cas ici, le 4 mai 2010, pour la tête maorie. Au terme d'une longue bataille médiatique entre les conservateurs de musée, soutenus par le ministère de la culture, et la sénatrice centriste, qui a mobilisé à l'Assemblée, les têtes maories sont rendues à la Nouvelle-Zélande en 2011. Cette même loi crée une commission scientifique nationale des collections où siègent côte à côte experts et élus : elle est chargée de statuer sur les demandes de restitution.
Les scientifiques n'ont pas baissé la garde pour autant. " Les mentalités ont sans doute changé au niveau politique, pas au niveau des directeurs de musée ou de collections, sourit Michel Guiraud, dont le nœud papillon et la moustache de directeur des collections règnent sur les 68 millions de spécimens qui peuplent le Muséum national d'histoire naturelle. La difficulté est de définir le périmètre exact. Qu'est-ce qu'une tête ? Des têtes, on a celles des Maoris. Mais des crânes, on en a un paquet ! "
Dix-huit mille crânes et 30 000 ossements humains sont rangés dans les réserves : de quoi rendre le sujet des restitutions épineux. " Et puis il faut vérifier si ce sont bien des Maoris. Ceux-ci avaient exterminé la population des îles Chatham, les Morioris. Rien ne nous dit que ce ne sont pas les crânes de leurs victimes… "
" Face aux revendications répétées de restitution de restes humains, poursuit Michel Guiraud, nous avons mis au point une doctrine : à partir du moment où un individu est nommé, nous considérons que la demande est recevable. Prévue dans les accords de Nouméa, la tête d'Atai, ce chef kanak qui mena l'insurrection en 1878, a été remise aux autorités coutumières calédoniennes, le 28 août, parce qu'il a été identifié. En revanche, lorsque la tête est anonyme – c'est le cas pour certains aborigènes australiens -, nous nous opposons à toute restitution. "
Parfois, le problème est résolu par des questions prosaïquement financières. " Les demandes de plus en plus nombreuses des aborigènes ont poussé Londres à finalement décréter que le problème était du ressort unique du British Museum. Quand le musée a vu combien ça allait lui coûter en avocats, il a décidé de rendre tous les restes aborigènes australiens ", raconte Michel Guiraud.
Parfois, c'est le sous-texte politique qui rend le dossier inextricable. " Le Sénégal peut revendiquer les restes du roi de Casamance, mais les gens de Casamance revendiquent leur indépendance, poursuit-il. Nous, au milieu de tout ça, nous n'avons n'a pas très envie de nous en mêler. On s'extrait de la politique pour ne regarder que la science, et on évite la morale. "
Lorsqu'il défend le principe de l'inaliénabilité des collections, le directeur des collections du muséum se fait le porte-parole d'une communauté scientifique, culturelle et artistique unanimement soudée derrière l'étendard du savoir. " Nous estimons que toutes les collections amènent à la connaissance. Et qu'elles doivent, à ce titre, rester disponibles pour la communauté scientifique. C'est là notre unique critère. Il y a cinquante ans, on nous disait : "Vous avez déjà mesuré tous ces os de long en large." Puis on a découvert l'ADN, qui permet de déterminer les trajets des bassins de population, et l'isotope, qui permet de connaître leur alimentation et leurs pathologies. Demain, un nouvel outil nous permettra peut-être de relire ces restes une nouvelle fois. "
Et nos conservateurs de faire subtilement remarquer qu'il n'est pas certain que la restitution de ces morceaux d'art et d'histoire annexés au fil des siècles au nom d'un patrimoine commun se révèle une si bonne idée : rendus à leurs pays d'origine, y seront-ils mieux protégés ?
Les fresques de Tetiki, qui ont quitté le Louvre pour Le Caire en 2009, y sont-elles aujourd'hui à l'abri, en ces temps d'incertitude ? Ce fut longtemps le grand argument des Britanniques pour ne pas rendre à la Grèce les frises du Parthénon. Pour les récupérer, les Athéniens ont créé le magnifique Musée de l'Acropole, qui a été inauguré en 2009. Les frises, elles, sont toujours à Londres.
Laurent Carpentier, Laurent Carpentier
Source : Le Monde (Supplément Culture & Idées)
(Photo : Musée d'Orsay, Paris)
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