Le Monde – A un mois et demi de l’ouverture de la Coupe du monde de football, le 20 novembre, dans le stade d’Al-Khor, au Qatar, un sentiment de malaise gagne la société française. Dans les médias et sur les réseaux sociaux, le débat enfle sur l’opportunité ou non de regarder la compétition.
En cause : les conditions de travail souvent indignes infligées aux ouvriers ayant bâti les infrastructures du tournoi, les nombreux morts sur les chantiers ; la facture carbone de la compétition probablement très élevée ; les droits des LGBT +, dont le Qatar n’est pas exactement le champion ; et les soupçons d’achat de voix, en 2010, lors du vote de la Fédération internationale de football (FIFA).
Dernièrement, la plupart des grandes villes de France – dont Paris, Lyon, Lille, Marseille, Toulouse, Strasbourg et Reims – ont décidé de ne pas diffuser les matchs en public sur des écrans géants. Sur Twitter, la maire de Lille, Martine Aubry, a qualifié l’événement de « non-sens au regard des droits humains, de l’environnement et du sport ». François Hollande – qui vantait pourtant la « crédibilité » du Qatar en 2015, année où vingt-quatre Rafale avaient été vendus à l’émirat – a même déclaré qu’à la place d’Emmanuel Macron il ne se rendrait pas à la cérémonie d’ouverture. A quelques semaines du jour J, Le Monde explore les cinq raisons du malaise.
Conditions de travail des ouvriers : des réformes trop tardives
Entre 2012 et 2014, au moment où le processus de construction des infrastructures de la Coupe du monde 2022 s’est mis en branle, tous les connaisseurs du Qatar ont tiré la sonnette d’alarme. Sans réforme du code du travail et des pratiques des entreprises du bâtiment, les droits des centaines de milliers d’ouvriers étrangers embauchés sur les chantiers du Mondial seront piétinés, prévenaient-ils.
Dix ans plus tard, le bilan est mitigé. Le Qatar a lancé une refonte de son droit du travail. Supervisés par l’Organisation internationale du travail (OIT), ces efforts ont conduit au démantèlement des dispositions les plus problématiques de la kafala, système de tutelle du droit musulman qui s’apparente souvent, au Qatar et dans le reste du golfe Arabo-Persique, à la sujétion des travailleurs migrants à un « sponsor » (parrain) et peut dégénérer en travail forcé. Sous le nouveau code du travail du Qatar, les employés étrangers n’ont plus besoin d’obtenir l’assentiment de ce tuteur – qui est souvent leur patron – pour changer d’emploi ou voyager à l’extérieur de l’émirat. Une avancée réglementaire sans équivalent dans le Golfe.
Le problème est que les autorités qataries n’ont consenti à cette réforme de fond qu’en 2020, après dix années de dénis et d’atermoiements, alors que la plupart des chantiers d’infrastructures du Mondial étaient terminés. La traduction, sur le terrain, de ces nouvelles mesures se heurte à la résistance des entrepreneurs locaux, fâchés qu’on les prive d’une main-d’œuvre captive. « Du fait de problèmes structurels persistants, couplés à un manque de mise en œuvre, des milliers de travailleurs migrants continuent de souffrir d’abus et d’exploitation », affirme Amnesty International. L’ONG fait état de « vols de salaire », de « conditions de vie et de travail risquées », de « barrières parfois insurmontables pour changer d’emploi » et déplore une « culture de la discrimination profondément enracinée ».
L’OIT, qui a ouvert une antenne à Doha, en 2017, préfère voir le verre à moitié plein. « Les Qataris ont abattu un énorme travail, je ne connais pas de pays qui aient lancé autant de réformes en aussi peu de temps », affirme Max Tuñon, le chef de l’antenne qatarie. Ce dernier mentionne, en plus du démantèlement de la kafala, la création d’un salaire minimum, fixé à 1 000 riyals (280 euros environ) auxquels doivent s’ajouter 800 riyals pour le logement et la nourriture s’ils ne sont pas fournis par l’employeur. « Il y a encore beaucoup de défis à relever, mais c’est un fait que des centaines de milliers de travailleurs ont bénéficié de ces réformes. »
Un expatrié hollandais, qui gère un parking à Doha pour le compte d’une multinationale, témoigne de ces progrès en demi-teinte. « Ces six derniers mois, six de mes employés, sur une trentaine en tout, ont donné leur démission, et ils sont partis sans problème. Mais la situation des gardes de sécurité, qui dépendent d’un sous-traitant, est différente. Ils bossent douze heures par jour et sept jours par semaine. Leur patron assure qu’ils le veulent, mais je sais qu’ils n’ont pas le choix. »
Morts sur les chantiers : la bataille des chiffres
En 2013, Sharan Burrow, la secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale, avait prédit que « davantage d’ouvriers périr[aient] durant la construction des infrastructures que de joueurs ne fouler[aient] les terrains ». A cause de la chaleur étouffante qui règne en été dans l’émirat, de cadences de travail parfois infernales et de procédures de sécurité d’un niveau très inégal selon les entreprises, les défenseurs des petites mains du Mondial redoutaient qu’un grand nombre d’entre elles ne soient sacrifiées sur l’autel du dieu football.
Dix ans plus tard, si l’ampleur exacte de l’hécatombe n’est pas connue, les études des ONG de défense des droits de l’homme et de l’OIT incitent à penser que les victimes se comptent par centaines, voire par milliers. Amnesty International et Human Rights Watch placent leurs évaluations en haut de cette fourchette. Leurs experts, que les autorités de Doha ont laissés travailler sur place – chose qui leur est refusée dans les autres pays du Golfe –, parlent de « milliers de morts ». Une estimation basée sur les registres de décès des consulats étrangers au Qatar et sur des enquêtes dans les pays d’origine des migrants. Le Népal, l’un des principaux viviers de main-d’œuvre du BTP qatari, voit régulièrement débarquer à l’aéroport de Katmandou des cercueils en provenance de Doha, contenant les corps d’ouvriers partis en bonne santé vers l’émirat.
L’OIT, par l’intermédiaire de son bureau à Doha, a croisé les données collectées par les ministères de la santé et des affaires sociales qataries, ainsi que par le Hamad Trauma Center (HTC), un réseau hospitalier local. Résultat : cinquante à soixante-six morts en 2020. Au total, environ six cents morts, sur les dix années écoulées depuis l’attribution du Mondial au Qatar, en 2010. Une moyenne basse, puisque les conditions de sécurité sur les chantiers se sont améliorées avec les années. Selon le HTC, les cas de blessure ont décru de 37 % entre 2008 et 2016. Ce grand écart statistique est dû au fait que les autorités qataries n’ont jamais conduit d’enquête exhaustive sur cette question hautement sensible. Le comité organisateur du Mondial, lui, dit n’avoir comptabilisé que trente-neuf décès parmi les ouvriers ayant travaillé sur les chantiers.
Les bâtisseurs des stades n’ont jamais représenté plus de 2 % de la population immigrée au Qatar, dont le nombre a culminé à 2,5 millions, au début de la décennie. Cette catégorie d’ouvriers, très exposés au regard des médias et des ONG, a bénéficié de conditions de travail supérieures à la moyenne. Or, des centaines de milliers d’autres étrangers ont occupé un emploi en lien avec la préparation de la compétition.
Dans une enquête, publiée en 2021, le quotidien britannique The Guardian avait dénombré 6 500 morts en dix ans parmi les ressortissants d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka. Ce total est souvent présenté comme celui des morts du Mondial. A tort. Il s’agit d’un agrégat des décès déclarés aux consulats de ces différents pays, sans distinction de cause, d’âge et de secteur d’activité.
« Il faut comprendre que, dans la communauté indienne, beaucoup de gens occupent des emplois de bureau et qu’ils résident au Qatar avec leur famille, argue M. Tuñon. Parmi les non-Qataris morts en 2019 et en 2020, 8 % avaient moins de 18 ans et 34 % plus de 60 ans », ajoute-t-il pour faire comprendre que non seulement les 6 500 morts du Guardian n’étaient pas tous ouvriers du BTP, mais qu’ils n’étaient pas tous des actifs.
Le décalage entre les chiffres des ONG et de l’OIT pourrait provenir du fait que beaucoup de décès d’étrangers sont labellisés par les autorités comme des morts naturelles, dues à une « insuffisance cardiaque » ou à une « insuffisance respiratoire ». Ces formules vagues, laissant supposer une absence d’investigation post mortem, posent question lorsqu’elles concernent des travailleurs dans la force de l’âge.
Des experts estiment que ces morts subites résultent d’un mélange d’épuisement, d’hyperthermie et de déshydratation. Selon une étude parue, en 2019, dans la revue Cardiology, citée dans un rapport d’Amnesty, « pas moins de 200 des 571 décès dus à un problème cardiovasculaire [de travailleurs migrants népalais] sur la période 2009-2017 auraient pu être évités » grâce à des mesures efficaces de protection contre la chaleur.
Le Qatar s’est efforcé de minimiser ces risques, en bannissant le travail en extérieur pendant les heures les plus chaudes de la journée, entre juin et septembre. Mais les autorités n’ont jamais mené d’autopsie dans les cas de morts subites, faisant valoir que les familles s’y opposent pour des raisons religieuses. « Il n’y a pas de morts naturelles pour des gens de 20 ou 30 ans, s’agaçait, à l’automne 2021, le responsable d’un réseau de soutien aux Népalais dans le Golfe, rencontré à Doha. Si des travailleurs perdent la vie à cet âge, c’est tout simplement parce que l’on a échoué à les protéger. »
Ecologie : la crainte d’un « désastre »
Autre point noir du Mondial au Qatar : son bilan écologique. De plus en plus de voix s’élèvent, au-delà des organisations de défense de l’environnement, pour dénoncer un « désastre écologique », une « aberration énergétique ». Un sujet cristallise les critiques : la climatisation des stades. Sept enceintes sur huit en sont équipées. Un choix technologique anachronique à un moment où la communauté internationale est engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique et où les Européens sont appelés à la sobriété énergétique. « Ce n’est pas un bon signal », a commenté la première ministre française, Elisabeth Borne. Lorsque la FIFA a attribué l’organisation de la Coupe du monde au Qatar, le facteur environnemental n’a pas pesé lourd.
Le tournoi devait initialement se dérouler aux dates traditionnelles, entre mi-juin et mi-juillet. A cette période de l’année, le mercure peut atteindre 50 °C dans le petit émirat. Ce n’est que cinq ans plus tard que la FIFA a décidé de déplacer la compétition à l’automne, pour que les conditions météorologiques soient moins extrêmes. En novembre et décembre, les températures oscillent généralement autour de 25 °C à Doha. Il n’empêche, la climatisation devrait être actionnée en cas de pic de chaleur et pour les rencontres programmées en journée.
Un match test a été organisé, le 9 septembre, dans le stade de 80 000 places qui accueillera la finale. Un fiasco : la climatisation est tombée en panne, et l’eau potable a manqué dans les tribunes. Le stade Al-Janoub d’Al-Wakrah, au sud de Doha, où l’équipe de France disputera son premier match face à l’Australie, le 22 novembre, est doté d’environ 180 bouches d’aération qui crachent de l’air frais autour du terrain et sous les 40 000 sièges. Les organisateurs assurent que, grâce à une technologie dernier cri, les systèmes de climatisation seront 40 % moins énergivores que ceux utilisés jusqu’ici et précisent qu’ils seront alimentés par une centrale solaire d’une capacité de 800 mégawatts, soit quasi la puissance d’un réacteur nucléaire.
Autre « aberration écologique » dénoncée par Greenpeace : les navettes de supporteurs en avion. Plus de 160 vols quotidiens – soit un avion toutes les 10 minutes – sont prévus entre Doha et ses voisins du golfe Arabo-Persique. L’offre d’hébergement étant aussi onéreuse que limitée dans le petit Etat gazier, une part importante du million de supporteurs attendus pendant le tournoi séjournera à Dubaï, à une heure de vol. Dubaï a d’autres atouts pour les fans du ballon rond : la consommation d’alcool n’y est pas interdite, et l’offre de loisirs bien supérieure aux autres pays.
La FIFA et le pays hôte continuent pourtant de marteler que l’édition 2022 sera la première Coupe du monde « neutre en carbone ». L’ONG Carbon Market Watch n’y croit pas. Dans un rapport publié en mai, elle juge que cette promesse n’est « pas crédible » et relève du « greenwashing ».
Selon les estimations de la Fédération internationale de foot, le Mondial émettra 3,6 millions de tonnes d’équivalent CO2, soit davantage que les gaz à effet de serre produits par l’Islande en 2021. Bien davantage également que les deux dernières éditions en Russie, en 2018, et au Brésil, en 2014, dont l’empreinte carbone a été évaluée par l’instance dirigeante du football mondial à environ 2 millions de tonnes de CO2. Carbon Market Watch juge que le chiffre de 3,6 millions de tonnes de CO2 est sous-estimé au moins d’un facteur 5. Selon les calculs de l’ONG, l’empreinte carbone des six nouveaux stades construits (un était déjà opérationnel et un autre sera démonté après le tournoi) pour accueillir les matchs serait sous-estimée d’un facteur 8 : 200 000 tonnes de CO2, selon les données de la FIFA, contre 1,6 million de tonnes de CO2, selon Carbon Market Watch.
Pour parvenir à ce chiffre, la fédération de foot a pris pour hypothèse qu’un stade était exploité pendant soixante ans – ce qui permet d’amortir le coût carbone de sa construction –, or, comme le souligne l’ONG, la très grande majorité des enceintes bâties pour le Mondial n’auront pas de deuxième vie après le tournoi.
Pour atteindre la neutralité carbone, la FIFA et le Qatar assurent que les émissions de gaz à effet de serre seront entièrement compensées par des crédits carbone. Ils devront donc en acheter 3,6 millions. Pour l’heure, seuls deux projets (un parc éolien et une centrale hydroélectrique en Turquie) ont été validés : ils ont généré moins de 150 000 crédits. « Non seulement on est très loin du compte, mais en plus il s’agit de projets d’énergies renouvelables généralement exclus du système du marché carbone. Acheter ces crédits est donc sans effet bénéfique pour le climat », commente Gilles Dufrasne, l’auteur principal du rapport de Carbon Market Watch.
Source : Le Monde
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