SenePlus – C’est un témoignage rare, exhumé des archives littéraires, qui éclaire d’un jour nouveau la genèse du mouvement de la Négritude. Dans un entretien majeur accordé en 2003 à Bios Diallo pour La Revue (Groupe Jeune Afrique), Aimé Césaire, alors au crépuscule de sa vie, revenait sur sa rencontre décisive avec Léopold Sédar Senghor. Plus qu’une amitié, c’est un pacte intellectuel et fraternel qui s’est noué entre les murs du lycée Louis-le-Grand, redéfinissant à jamais la conscience noire francophone.
L’histoire s’écrit parfois dans la banalité d’une cour de récréation. Césaire, fraîchement débarqué de la Martinique après quinze jours de traversée, arrive à Paris pour intégrer l’hypokhâgne du prestigieux lycée Louis-le-Grand. C’est là, à la sortie du secrétariat, que le destin opère.
Il raconte sa première vision de celui qui deviendra son alter ego : « je vois arriver un petit homme noir, un Nègre avec des lunettes, en blouse grise ». L’étudiant sénégalais, déjà en place, interpelle le nouveau venu avec une bienveillance immédiate : « Bizu, d’où es-tu ? […] Je m’appelle Léopold Sédar Senghor, et je suis du Sénégal ». La réponse de Senghor scelle leur union : « Il m’ouvre les bras pour m’accueillir et me dit : « Bizu, tu seras mon bizu ! » Et c’est resté vrai ».
Pour le jeune Martiniquais, cette rencontre dépasse le cadre scolaire. Elle agit comme un catalyseur identitaire. « Ce n’est pas la France que je découvre mais l’Afrique », confie Césaire à Bios Diallo. À travers Senghor, il accède à une compréhension intime de la civilisation africaine, une terre qu’il ne connaît pas physiquement mais dont il ressent désormais la vibration.
Senghor devient le passeur de mémoire, expliquant l’histoire des peuples africains, ce qui permet à Césaire de décrypter sa propre réalité antillaise. « Tout m’apparaissait désormais avec une lumière nouvelle », explique le poète, qui salue cette « révélation intérieure et physique de la substance nègre » offerte par son ami. Inséparables, les deux hommes comprennent qu’ils partagent un combat commun contre « le mépris » colonial et le refus de leur couleur.
Dans cet entretien republié par Jeune Afrique le 1er novembre dernier, Césaire réaffirme également la primauté de la Négritude sur les concepts plus récents comme la « créolité », qu’il n’hésite pas à égratigner. Pour l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal, la créolité n’est qu’un « département de la négritude ».
Il se montre particulièrement critique envers ce qu’il perçoit comme une forme de déni : « S’il n’y a pas de Nègre premier, il n’y a pas de Créole second ». Avec une franchise désarmante, il dénonce dans ce mouvement « presque un racisme camouflé » et un complexe d’infériorité : « Ils ont honte d’être nègres. Et comme ils ne peuvent pas dire qu’ils sont blancs, alors ils disent : « On est créoles » ».
Face à ces débats sémantiques, Césaire oppose la simplicité de son engagement initial, né de cette fraternité avec Senghor : « J’ai brandi avec fierté ma couleur, mon accent, et j’ai dit : « Me voici, je suis Noir et fier de l’être » ». Un cri de ralliement qui, des décennies plus tard, n’a rien perdu de sa puissance.
Source : SenePlus (Sénégal)
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