Le Monde – Quand Pauline (le prénom a été changé) a dénoncé le vol de son travail de doctorante, beaucoup dans son laboratoire lui ont fait comprendre que cela faisait partie du jeu. « Les plus gros mangent les petits, c’est comme ça », lui a même répondu un professeur. Elle mène à l’époque un projet de recherche sur le fonctionnement démocratique, selon une méthodologie précise : mesurer les conséquences d’une grosse révélation médiatique sur une population. « C’était notre idée-phare, avec le collègue doctorant avec qui je travaillais, et elle marchait bien. » Ils exposent à plusieurs reprises cet angle en interne. Après une présentation, le directeur du laboratoire lui demande d’envoyer ses « slides » et ses données, et la recontacte même pour obtenir des précisions.
« Naïvement, je me disais qu’il faisait ça pour nous aider », raconte-t-elle. Mais, plus tard, la thésarde découvre, estomaquée, que celui-ci prépare un article reprenant une partie de leur travail. « Toute la méthodologie avait été reprise, ainsi que des copier-coller d’éléments envoyés par e-mail, pas encore publiés. » Leurs directeurs de thèse montent au créneau, prudemment, et parviennent à faire ajouter le nom des deux doctorants dans une mention en bas de page de l’article. « Mais celui-ci a été publié dans une revue faisant partie du top 5, donc il nous est maintenant impossible de publier le nôtre. Nous ne sommes plus innovants sur notre sujet », regrette Pauline, qui a quitté la recherche après sa thèse, éprouvée par ces agissements.
S’approprier le travail des jeunes chercheurs : la pratique est répandue dans le milieu universitaire. Selon une enquête parue en janvier dans l’ouvrage Comment l’université broie les jeunes chercheurs (Autrement, 336 pages, 19,90 euros) et menée en ligne auprès de 1 800 doctorants et jeunes docteurs, 21 % des répondants disent avoir vu une tierce personne s’attribuer le fruit de leurs travaux. Souvent un encadrant, comme le note Colin Lemée, président de l’association Doctopus. « Quand la relation est problématique avec le directeur de thèse, le vol de travaux revient souvent dans les témoignages : des brouillons qui sont récupérés et publiés sans leur nom, une partie de la thèse qui est reprise… », observe ce docteur en psychologie, qui n’y a pas échappé durant son doctorat.
« Hyperconcurrence »
Ces abus découlent en partie, selon Khouloud, jeune docteure en chimie, de l’« hyperconcurrence » due au manque de postes chronique à l’université. Et de la nécessité pour les encadrants de s’assurer que chacun de leurs doctorants ait des résultats à présenter, quitte à piller ceux d’autres jeunes chercheurs. Durant sa thèse, son directeur et deux de ses doctorants ont ainsi pris dans ses dossiers une partie de ses données, un jour où elle était en formation. « Ils en ont fait un poster, une affiche présentant des résultats pour une conférence, sans me citer ni me prévenir », raconte l’ex-doctorante étrangère, qui, dans les mois qui ont suivi, s’est vu subtiliser plusieurs échantillons qu’elle avait préparés pour une analyse. Un an après le début de son doctorat, elle a demandé à changer de direction de thèse et a dû commencer un nouveau projet.
A la rentrée 2021, le Réseau national des collèges doctoraux (RNCD) s’est penché sur la question, constatant que ce sujet revenait régulièrement lors de conflits portés à sa connaissance. Dans une enquête sur l’expérience doctorale effectuée auprès de plus de 11 500 doctorants, 15 % des personnes interrogées se disent insatisfaites ou très insatisfaites de la manière dont leur directeur veille à ce que leurs travaux soient bien crédités. « Mais s’il y a parfois vol, il y a aussi des incompréhensions sur ce qui est normal et ce qui ne l’est pas dans cette relation de collaboration. Par exemple, quand un directeur communique sur les travaux de son équipe, ce n’est pas problématique dès lors qu’il cite chaque membre », tempère Sylvie Pommier, présidente du RNCD et vice-présidente chargée du doctorat à l’université Paris-Saclay.
Dans le cadre du travail de thèse, où le sujet est parfois choisi avec l’encadrant, Colin Lemée évoque une « zone grise », qui fait le lit d’abus. « Il n’est pas toujours évident d’objectiver ce qui relève de la coconstruction et ce qui dépend du seul travail du doctorant, explique-t-il. Les jeunes chercheurs ont dès lors assez peu de marge de manœuvre et il est très dur de prouver qu’il y a eu appropriation, surtout face à un titulaire installé. » D’autant que le thésard transmet à son encadrant un grand nombre d’éléments (notes, brouillons, idées directrices…) de manière officieuse, par e-mail ou à l’oral, en réunion.
Quand le directeur de Salomé, alors doctorante en géosciences, a apposé son nom à la place du sien dans un article sur lequel elle avait travaillé, « il [lui] a dit que, comme il avait monté le projet général, les données lui appartenaient, alors qu’il n’avait ni travaillé sur celles-ci ni même relu l’article », raconte la chercheuse, qui a aussi retrouvé ses tableaux récapitulatifs de thèse dans la présentation de son directeur pour un congrès, sans qu’elle soit citée. « Quand je me suis plainte, il a menacé de ne pas me donner les financements pour ma prolongation de trois mois. En fin de thèse, on est très vulnérable, je n’ai pas cherché à argumenter. »
Peu de sanctions
Pour Adélaïde (le prénom a été changé), plagiée par sa directrice de postdoctorat, ces pratiques révèlent un « mépris » pour le travail des jeunes chercheurs. « Cela entre aussi dans un système où il y a une pression pour publier et des plannings surchargés pour les chercheurs en poste, qui n’ont plus le temps de faire de la recherche. Ils vont donc piocher dans le travail de ceux qui peuvent encore le faire : les doctorants et les “post-doc” [les docteurs en contrats courts après leur thèse]. » En 2018, cette jeune maîtresse de conférences en géographie a appris, par le biais d’une lettre de mise en demeure écrite par l’avocat d’une autre jeune chercheuse, que ses écrits avaient été volés par son ex-encadrante de post-doc, directrice de recherche au CNRS. Passages concernés à l’appui, le document l’accusait de plagiat des thèses des deux jeunes docteures.
De larges paragraphes avaient été repris pour rédiger le chapitre d’un manuel. « J’étais très choquée de voir qu’elle s’était servie de documents obtenus dans une position de pouvoir. Pour moi, lors d’un recrutement. Pour l’autre docteure, d’un jury de thèse », raconte Adélaïde, qui n’a pas voulu se lancer dans une procédure judiciaire « longue, compliquée et coûteuse ». Elle a toutefois alerté le directeur de la section du CNRS. La directrice de recherche est restée à son poste, mais les exemplaires du manuel qui n’avaient pas encore été distribués ont été mis au pilon. Interrogé, le CNRS ne se prononce pas sur ce cas particulier. La directrice de recherche plaide une « erreur de jugement » pour un travail fait dans l’urgence.
Source : M CAMPUS – Le Monde