– Nous les utilisons cent fois par jour, elles sont à la fois les parures, les fanfreluches de la langue et le casse-tête des traducteurs : les linguistes les appellent « expressions idiomatiques », parce qu’elles sont spécifiques à chaque idiome. Essayez donc de traduire en anglais « les bras m’en tombent » (my arms are falling down), votre interlocuteur anglo-saxon ouvrira des yeux « grands comme des soucoupes » ! Il pensera que vous avez « une araignée au plafond », sauf que chez lui cela se dit « une chauve-souris dans le clocher ».
Certaines expressions françaises sont si anciennes que nous avons oublié ce qu’elles signifient. Plongée dans l’univers mystérieux de mots qui font voyager dans le temps.
Faire bonne chère
Même si « faire bonne chère » est synonyme de se régaler d’un plantureux repas, côté orthographe, l’expression, contrairement à ce qui semblerait couler de source, ne s’écrit pas comme dans « chair à pâté » ou « chair à saucisse », mais comme dans « chère amie » ou « chère madame ». Pourquoi ? Cette locution, qui remonte au XIVe siècle, est basée non sur l’adjectif « chère », issu du latin carus (« chéri, aimé », « précieux, coûteux »), mais sur le nom « chère », du latin cara, désignant le visage, et qui ne subsiste en français actuel que dans cette acception. « Faire bonne chère », c’était donc à l’origine faire bon visage, bonne figure, accueillir avec le sourire. On pouvait d’ailleurs « faire mauvaise chère » à l’importun venu frapper à l’huis.
Du concept d’accueil, l’usage est passé, par déplacement de sens, à l’idée du repas qui doit nécessairement accompagner un accueil digne de ce nom – on est en France, ou pas ? Méfions-nous donc des homophones chair/chère… sans compter que faire bonne chère peut revenir cher… mais ça, c’est une autre histoire d’homophones.
Sauter du coq à l’âne
Sans transition, sautons du coq à l’âne. Un coq-à-l’âne, c’est le « fait de passer brusquement d’un sujet à un autre dans une conversation » (Larousse.fr). Spontanément, on pourrait imaginer que cette métaphore fermière renvoie à la grande différence d’aspect, de proportions et de mode de vie entre deux bestioles à peu près aussi éloignées l’une de l’autre qu’il est possible de l’être. C’est peut-être même ce qui a fait la fortune de l’expression.
Et pourtant, la locution d’origine reposait probablement sur un grand écart moins spectaculaire, entièrement circonscrit à l’univers de la volaille. Claude Duneton, dans sa joyeuse balade parmi les expressions populaires intitulée La Puce à l’oreille (Stock, 1978), explique que, « jusqu’à la fin du XIIIe siècle au moins, l’ane [sans accent circonflexe] est le mot (…) qui désigne la cane, la femelle du canard ». Or le terme s’est « peu à peu confondu avec asne, le baudet », dont le « s » a cessé de s’entendre à l’oral, et s’est transformé en accent circonflexe – comme pour forêt ou hôpital.
Petit point de curiosité typographique, pour les férus de dictée : « passer du coq à l’âne » s’écrit sans traits d’union mais un « coq-à-l’âne » en prend deux. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit alors d’un nom composé – invariable, quel que soit le nombre des coq-à-l’âne qui émaillent vos conversations.
L’affaire est dans le sac
« Allez, hop, l’affaire est dans le sac ! » : voilà un dynamique synonyme de « c’est du tout cuit », « le succès est assuré », en somme, « c’est gagné ». Mais pourquoi « l’affaire » ? Et qu’est-ce qu’un sac vient faire dans cette histoire ? L’expression est un vieil héritage du vocabulaire des tribunaux. Les avocats de l’Ancien Régime ne transportaient pas leurs dossiers dans des chemises cartonnées ou des sacoches de cuir, mais dans ce que l’on appelait des « sacs de procès » ou « à procès ».
Ces sacs étaient stockés, pendus à bonne hauteur, accrochés comme des manteaux d’enfants dans un couloir d’école maternelle afin d’être à l’abri de l’appétit des rongeurs qui pullulaient – c’est d’ailleurs ce qui explique que l’on parle encore aujourd’hui d’« affaire pendante » quand un tribunal a été saisi mais que la cause n’a pas encore été jugée. Lorsque l’affaire était « dans le sac », le dossier était complet. Les avocats n’avaient plus qu’à en tirer les pièces lors de l’audience pour appuyer leur plaidoirie… ce qui nous a légué une expression qui soulage : « vider son sac ».
Etre dans le coaltar
Le « coaltar », voilà un mot qui s’emploie plus souvent à l’oral qu’à l’écrit en français, raison pour laquelle, peut-être, les correcteurs du Monde doivent le corriger presque aussi souvent qu’il prend à un rédacteur la fantaisie de l’employer sans ouvrir son dictionnaire. Oui, il se prononce presque comme « costard », mais non, il ne prend pas de D final. On est « dans le coaltar » quand on est hébété, confus, ahuri, mal réveillé ou sur le point de s’endormir.
Mais pourquoi donc prononce-t-on « co » ce qui s’écrit « coa » ? Tout simplement parce que c’est de l’anglais : « coaltar » est un emprunt qui remonte au milieu du XIXe siècle, composé de coal, le « charbon », et tar, le « goudron ». « Ce mot technique désigne un goudron obtenu par distillation de la houille », précise le Dictionnaire historique de la langue française. Une matière noire, visqueuse, collante, qui servait notamment à colmater la coque des bateaux.
Bref, quand on est dans le coaltar, on est comme englué dans le sommeil. Si vous avez des doutes sur l’orthographe piégée du « coaltar », préférez écrire que vous êtes « dans le cirage », un synonyme bien français, et qui a l’avantage de s’orthographier comme il se prononce !
Branle-bas de combat
Il est conseillé de sortir prestement du coaltar en cas de « branle-bas de combat ». Selon la définition du Petit Larousse, il s’agit de la « préparation au combat d’un navire de guerre », et au figuré, de « préparatifs avant une action importante », avec une notion de « grande agitation ». Mais de quoi s’agit-il à l’origine ? Le mot dérive du verbe « branler » qui – non – n’a rien de salace, son sens premier étant « secouer, agiter, trembler », en somme il dépeint une idée de mouvement à la fois répété et de peu d’amplitude. Il est encore utilisé dans ce sens premier lorsqu’on parle d’un convoi qui se met en branle ou que l’on branle du chef, façon d’opiner du bonnet.
Par métonymie, ce déplacement de sens fertile en matière d’évolution de la langue, le branle se met à désigner, au XVIIe siècle, le hamac de toile servant de couche aux matelots. « Chaque jour, les marins recevaient l’ordre “bas les branles” ou “branle-bas”, détaille l’ouvrage Les Expressions françaises, quelle histoire (Le Robert, 2024), et devaient alors décrocher les hamacs pour les plier et nettoyer les entreponts. » Quand le navire était attaqué, il s’agissait de ne pas traîner : c’était le « branle-bas de combat » !
