– Il est 18 h 45, jeudi 23 octobre, à Thiès, à 70 kilomètres à l’est de Dakar. Le temps semble s’être figé pour Mamadou Lamine Ba, dans l’ancien fort de la ville devenu musée. Ce descendant de la « cinquième génération » de Cheikhou Amadou Ba, guerrier tidjane abattu avec 400 de ses hommes, en 1875, par les troupes coloniales françaises et leurs alliés locaux, scrute en silence les reliques sous verre ayant peut-être appartenu à son aïeul ou à ses camarades. Il se répète : « Cent cinquante ans. »
Il aura fallu un siècle et demi pour voir le retour sur leur terre d’origine de ces « butins de guerre », d’une valeur historique inestimable pour le Sénégal, avant une éventuelle restitution. Huit objets, dont une bride de cheval, un mors, une planchette en bois pour apprendre le Coran aux enfants, un porte-monnaie et un collier d’amulette de guerre, ont été dévoilés le 23 octobre devant un public sénégalais ému, au premier jour d’une exposition qui se tiendra à Thiès, puis à Saint-Louis, jusqu’au 28 février.
Ces pièces pourraient être au centre d’une nouvelle demande de restitution de biens culturels pillés par l’ancien colonisateur. « C’est notre vœu le plus sincère et le plus ardent », déclare, lors de l’inauguration de l’exposition, l’ex-gouverneur adjoint de la région de Thiès, Georges Samba Faye.
L’association Alter Natives, à l’origine de l’exposition « Samba Sadio 1875 », a enquêté pendant un an et demi sur ces objets « manifestement pris, dit-elle, sur les corps morts de combattants tidjanes et leurs montures », lors de la bataille de Samba Sadio, le 11 février 1875.
Un affrontement qui opposa les troupes coloniales françaises alliées au souverain local, Lat Dior, aux forces du chef religieux tidjane Cheikhou Amadou Ba, dont le père fut l’un des personnages-clés de la diffusion de la tidjaniya, une confrérie soufie devenue le principal courant de l’islam au Sénégal.
L’auteur du pillage
Comment ces biens appartenant à des guerriers du djihad ouest-africain du XIXe siècle se sont-ils retrouvés au Musée de Dunkerque ? Au détour d’une contre-enquête menée, en 2021, à Saint-Louis du Sénégal, pour l’exposition « Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) » au Quai Branly (15 avril-14 septembre 2025), un collectif de jeunes Franciliens et Sénégalais appuyés par des historiens s’est intéressé à un nom : Faidherbe.
Louis Faidherbe d’abord, le général né à Lille en 1818, artisan de la conquête coloniale et gouverneur du Sénégal de 1854 à 1865. En France, où il est devenu député, en 1871, puis sénateur, l’ancien officier séjournait souvent dans sa résidence de Dunkerque. De sorte que « la conservatrice du Musée des beaux-arts [de la ville du Nord] évoquait, à propos des pièces venues d’Afrique, la collection du général Faidherbe », explique le 24 octobre Emmanuelle Cadet, historienne de l’art et directrice d’Alter Natives.
Mais le registre du musée, sur lequel se sont penchés les chercheurs, précise que le lot est un « don de M. Faidherbe, capitaine et spahi sénégalais, 1875 ». Louis Faidherbe n’étant plus capitaine à partir de 1858, puisqu’il fut alors promu colonel, « il ne pouvait s’agir que de son neveu, Emile Faidherbe, relève l’universitaire. A l’époque, le lieutenant a participé avec son escadron à la bataille de Samba Sadio ».
Fait capitaine « en raison de sa belle conduite », selon la presse lilloise de l’époque, Emile Faidherbe est donc vraisemblablement l’auteur du pillage et aurait fait don du butin à son oncle, à l’occasion de sa promotion en France, en août 1875.
Après avoir élucidé le mystère des reliques sénégalaises du Musée de Dunkerque, les membres d’Alter Natives se rendent à Samba Sadio. Là-bas, les villageois « témoignent de la présence de balles et d’ossements régulièrement trouvés dans la zone », remarque l’association. Des indices qui concordent avec les archives évoquant l’extrême violence de la bataille, au cours de laquelle plus de 400 Sénégalais furent tués en « quarante-cinq minutes » par les spahis.
« Nouveau chantier mémoriel »
L’enquête se dirige aussi sur le lieu de naissance du père du chef guerrier, près de Podor, au bord du fleuve Sénégal. « On s’est rendu compte qu’il y avait une commémoration annuelle à la date anniversaire de la bataille [le 11 février] par les communautés locales », note Emmanuelle Cadet. Des descendants de Cheikhou Amadou Ba sont identifiés.
« La découverte de ces objets a ravivé la soif de vérité au sein de notre famille », affirme aujourd’hui Mamadou Lamine Ba. « Où sont passés les manuscrits de nos ancêtres érudits ? Les recherches en France doivent se poursuivre », dit-il, certain que l’exposition constitue une « étape importante » avant le retour définitif des reliques au Sénégal.
« C’est un nouveau chantier mémoriel qui pourrait s’ouvrir », laisse entendre un proche du premier ministre, Ousmane Sonko. Aux côtés de celui-ci, le président Bassirou Diomaye Faye, élu sur un programme souverainiste et panafricaniste, a fait de la politique mémorielle un marqueur.
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