
The Conversation – La rentrée devrait nous trouver reposés, mais elle s’accompagne souvent d’une lassitude persistante. Pourquoi cette fatigue résiste-t-elle aux congés ?
Poser cette question alors que nombre des Français, qui ont la chance de pouvoir prendre des vacances, viennent de les terminer a quelque chose d’intempestif. Même si les vacances ne sont jamais exactement ce qu’on avait imaginé qu’elles seraient, même si leur fin s’accompagne souvent d’un peu de nostalgie (« Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! », disait Baudelaire), il est légitime d’espérer que ces jours et ces nuits de juillet ou d’août où l’on est un peu plus maître de son temps qu’aux autres mois a permis à nombre d’entre nous de reconstituer ce que l’on pourrait appeler la nappe phréatique du soi.
Puissent en effet les épuisés de juin avoir trouvé dans la sieste ou dans le jeu, dans la nage ou dans les parties de cartes les ressources (les nouvelles sources de vitalité) qui leur manquaient. Tel le vieux Faust retrouvant sa jeunesse, ne sont-ils pas nombreux à pouvoir dire :
« Déjà je sens mes forces s’accroître ; déjà je pétille comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage de me risquer dans le monde, d’en supporter les peines et les prospérités ? »
Mais comment ne pas deviner que cet état ne durera guère ? Que si nous ne sommes pas aujourd’hui fatigués, nous le serons sans peu de doutes demain ? Depuis qu’il y a congés payés, cette situation a dû se répéter bien des fois, et doit être à peu de chose près le lot commun.
Il semble pourtant que, depuis quelque années, la fatigue ait cessé d’être un phénomène simplement saisonnier pour s’inscrire plus durablement, plus profondément dans les êtres et que, si la fatigue fait partie de la condition humaine comme telle, elle ait pris désormais certaines couleurs qui rendent plus rares ce que l’on pourrait appeler les « bonnes fatigues ».
Bonnes et mauvaises fatigues
Comme exemples de bonnes fatigues, nous pourrions prendre celle du cycliste du dimanche au retour de ses 30 km, ou celle du travailleur aimant son métier et qui, à la fin de la journée, de la semaine ou de l’année, qui, bien que fatigués, éprouvent ce que Kant appellerait le plaisir moral du travail bien fait ou du devoir accompli. Fatigues du corps mais non point de l’âme, rajeunie par cette joie, par ce plaisir. Fatigues sans lassitude en somme.
Nous espérons à nos contemporains de ce genre de fatigues, légères, printanières.
Mais il nous faut reconnaître qu’elles semblent devenues moins courantes que ces mauvaises fatigues – dont la forme extrême est l’épuisement qui parfois conduit au burn-out, lesquelles ne sont pas que fatigues du corps mais aussi de l’âme, mauvaises en ceci que même le repos n’en est pas le remède. Car si l’être qui connaît la bonne fatigue va au sommeil comme à une récompense, celui qui connaît la mauvaise y va comme à un refuge – refuge où malheureusement ne se trouve pas la paix espérée, car son sommeil n’est pas celui dans lequel un Montaigne se glissait voluptueusement, mais celui dans lequel il « tombe comme une masse » avant de connaître de douloureux moments d’insomnie, ceux que Baudelaire nommait « ces vagues terreurs de nos affreuses nuits qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ».
Il se dit que les Français dorment de moins en moins et de moins en moins bien.
Certes, l’insomniaque exagère toujours la gravité des situations existentielles – personnelles ou professionnelles – dans lesquelles il est pris, et au réveil d’une nuit agitée souvent se retrouve un pouvoir d’agir dont la perte de conscience était précisément l’une des causes de son insomnie. Mais lorsque le déroulement de sa journée confirme la débilité dudit pouvoir, comment pourrait-il ne pas retrouver la nuit suivante les « vagues terreurs » baudelairiennes évoquées plus haut, c’est-à-dire ses angoisses (car l’angoisse est très exactement ce qui « comprime le cœur comme un papier qu’on froisse », pour cette raison que le mot vient du latin angustia qui signifiait : l’étroitesse, le resserrement) ?
L’hypothèse que cet article voudrait soumettre à la critique, est que cette altération du sommeil et la fatigue qui en résulte tiennent en bonne part au climat d’incertitude durable dans lequel nous vivons désormais.
Une vie saturée d’incertitude
Comme le disait la philosophe Hannah Arendt, dans cet océan d’incertitude qu’est, par définition l’avenir, nous avons besoin d’ilôts de certitude. Or à peine en a-t-on aperçu un qui semble surnager, que la mer des informations inquiétantes le submerge : changement climatique, guerre en Ukraine et au Proche-Orient, trumpisisation du monde… Pour qu’il y ait sentiment que la vie est bonne ne faut-il pas que s’y équilibrent la certitude et l’incertitude, l’habitude et la nouveauté, l’organisation et l’improvisation, le retour du même et la surrection de l’autre, la fidélité et la liberté, la circularité et la linéarité, ou bien encore, comme dirait Simone Weil, l’enracinement et le déracinement ?
Professeur de philosophie, Université Gustave Eiffel
Source : The Conversation – (Le 03 septembre 2025)
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com