
Le débat autour de l’antériorité du mot hartâni – existait-il avant la pénétration coloniale française sur le territoire mauritanien ou fut-il importé d’aires voisines (Maghreb central, Sud algérien) – est un faux problème, une querelle philologique sans véritable portée sociologique. Certes, le terme apparaît dans des manuscrits algériens anciens, et certes il est absent des corpus mauritaniens précoloniaux recensés par Boilat en 1843, où l’on trouve mention des znāga et des ʿabîd mais nullement des hartânî. Mais cet élément n’a qu’une valeur secondaire et contingente : l’histoire d’un mot ne peut fonder à elle seule l’histoire d’un groupe social.
Il se peut que le terme ait circulé en Mauritanie sans être transcrit, ou qu’il n’ait jamais été employé avant la colonisation. Qu’importe : l’essentiel n’est pas là. L’obsession de l’étymologie – est-il berbère (Ahardane) ou arabe (ḥarratha, « labourer ») – ne fait qu’occulter le cœur de la question : comment définir une identité collective ?
Dans l’espace saharien, bien avant la généralisation du terme hartâni, on connaissait l’existence des Azzegar, ces hommes et femmes à peau sombre qui avaient refusé l’asservissement et qui n’ont jamais connu l’esclavage. Leur appellation, héritée du lexique berbère (zgr, « brun-rouge »), n’était pas seulement une désignation chromatique : elle signifiait une forme de rebellion sociale, une position intermédiaire mais fière dans le système hiérarchique du Sahara.
L’existence des Azzegar rappelle que toutes les populations noires du Sahara ne furent pas esclaves ou affranchis. Certaines ont résisté à la captivité, gardant leur autonomie et leur dignité, ce qui démontre que la condition servile ne saurait être confondue avec une identité ethnique.
La vraie question se situe ici : du point de vue de l’anthropologie et de la sociologie, les Haratines constituent-ils une ethnie ?
L’ethnie, en sciences sociales, ne se définit pas par la couleur de peau ni par la mémoire d’un statut servile, mais par des critères objectifs :
* L’existence d’une langue propre,
* Des mythes fondateurs,
* Des institutions culturelles spécifiques.
Aux États-Unis, on parle de minorités raciales (Noirs, Hispaniques, Asiatiques), mais pas d’ethnies. Les Navajos ou les Apaches, en revanche, sont considérés comme une ethnie, parce qu’ils ont chacun leur langue. En Europe, les germanophones ou anglophones forment des ethnies linguistiques et culturelles.
Sans langue propre, il n’y a pas d’ethnie. Les Haratines, en Mauritanie comme ailleurs, ne parlent pas une langue distincte : ils utilisent la langue de leurs voisins ou anciens maîtres. C’est pourquoi, au plan scientifique, ils ne peuvent pas être qualifiés d’ethnie.
Chez les Halpulaaren, on distingue les cubbalo, toirèbè, maccubè ; chez les Soninkés, société hautement stratifiée et organisée autour de la noblesse guerrière, des castes artisanales (nyaxamalo). Les esclaves, appelés komo, étaient intégrés dans l’économie domestique et agricole. Mais tous, malgré leurs différences de statut, appartiennent à une même ethnie par la langue et la culture.
Le bastion historique des Haratines se trouve en Algérie, dans les oasis du Touat, du Gourara, du Tidikelt, du Mzab et d’Adrar. Là, ils étaient cultivateurs des jardins irrigués par les foggaras, considérés comme main-d’œuvre servile. Le terme hartâni y désignait l’affranchi, mais avec une forte charge péjorative.
Après 1962, avec l’indépendance, l’Algérie a fait un choix clair :
* Abolir les anciennes hiérarchies,
* Effacer la catégorie hartâni du vocabulaire officiel,
* Intégrer les descendants dans la citoyenneté pleine et égale.
Aujourd’hui, dans le Sud algérien, le mot hartâni est perçu comme une insulte, abandonné au profit d’identités nationales. Les Haratines se sont fondus dans la communauté algérienne et participent à la vie politique, économique et culturelle sans stigmatisation institutionnelle. Leur réhabilitation est passée par l’effacement du mot et par l’intégration citoyenne, non par la revendication d’une identité séparée.
En Mauritanie, le terme a connu un destin inverse : il a été repris dans les luttes sociales et, parfois, revendiqué comme identité. Mais cette revendication repose sur un paradoxe : vouloir faire d’un stigmate une bannière. Or, le véritable combat n’est pas dans le lexique, mais dans la citoyenneté.
L’État doit garantir l’égalité des citoyens, qu’ils soient issus des anciennes tribus guerrières, des familles maraboutiques ou des descendants d’esclaves. Tant que les ressources, les nominations, les droits seront distribués selon des logiques tribales, la division perdurera. Si, au contraire, l’État affaiblit ces logiques en égalisant ses citoyens, les tribus elles-mêmes perdront leur emprise, comme on l’a vu pour certaines lignées maures disparues.
Les Haratines aujourd’hui, issus d’un brassage ancien et permanent, ont acquis le statut d’hommes libres. La couleur de leur peau ne saurait être un critère de classement : leurs compétences, leurs responsabilités, leur dignité sociale suffisent. Beaucoup occupent des fonctions élevées et gardent une réserve empreinte de fierté.
Le terme hartâni, discriminatoire et historiquement infamant, doit disparaître du langage officiel et courant. Il doit céder la place à la référence citoyenne, nationale et égalitaire.
Mohamed Ould Echriv Echriv
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