
Le Soleil – Il a fallu attendre 34 ans après la parution de « L’aventure ambiguë » pour voir publié « Les gardiens du temple ». Avec ces deux œuvres, Cheikh Hamidou Kane a réussi à établir une transition cohérente, de nombreuses interrogations soulevées dans le premier roman trouvent leurs réponses dans le second.
Lorsque le critique littéraire Khalifa Touré décrit Cheikh Hamidou Kane comme un philosophe de l’altérité et un mystique de la finitude, il fait certainement allusion à la capacité de cet auteur emblématique à aborder des thématiques profondes de la condition humaine. Cette faculté à interroger de manière subtile des problématiques propres aux sociétés africaines longtemps placées sous le joug de l’hégémonie occidentale, ainsi qu’à identifier « les rapports de domination et de pouvoir les véhiculer par le savoir ».
Dans l’œuvre littéraire de ce philosophe, ce qui demeure particulièrement remarquable, c’est la transition réussie entre ses deux romans phares : « L’aventure ambiguë et Les gardiens du temple ». Avec ces ouvrages, l’écrivain a su offrir une synthèse littéraire exceptionnelle. La plupart des interrogations soulevées dans « L’aventure ambiguë » trouvent leur résolution dans « Les gardiens du temple ». Deux œuvres qui se complètent. Pratiques sociales néfastes Pourtant, si le premier roman a été publié en 1961, il a fallu attendre 34 ans, soit 1995, pour que le second voit le jour. Cependant, ce décalage temporel n’altère en rien la cohérence de la démarche de Cheikh Hamidou Kane, qui parvient même à faire revivre Samba Diallo à travers le personnage de Salif Ba, fils du chef des Diallobé, dans son deuxième ouvrage, tout en réincarnant la Grande Royale à travers la figure de la griotte Daba Mbaye.
Quelle prouesse ! Faisant preuve d’une grande lucidité, il les a fait surgir d’outre-tombe pour assurer la continuité de l’histoire. Même si ces personnages se différencient par leur cursus, leur façon de voir et d’accepter les choses, ils appartiennent néanmoins à la même origine géographique et culturelle, le Fouta. Salif et Samba sont tous deux pétris des valeurs de la culture peule. Samba Diallo a fait des études philosophiques, tandis que Salif Ba est ingénieur agronome. Deux profils que la science oppose, mais qui se rejoignent dans les responsabilités sociales qui leur incombent. Salif Ba a la chance de faire partie de cette lignée d’élites africaines responsables d’une Afrique « indépendante », cette élite politique en charge de l’administration de leur pays. Quant à Samba Diallo, figure centrale de « L’aventure ambiguë », il portait déjà la responsabilité de gouverner son peuple. Cependant, ce sont les griots de sa génération, Farba Mâri et Daba Mbaye, qui lui rappellent l’importance de s’appuyer sur l’identité et la culture des habitants du pays Diallobé. Enfin, Daba Mbaye vient incarner le rappel vibrant de l’importance de la femme dans les sociétés africaines. Originaire de Sessene, elle joue un rôle déterminant dans la résolution des conflits engendrés par certaines pratiques sociales néfastes, telles que celle imposant d’enterrer les griots debout.
À travers « Les gardiens du temple », le natif de Matam, en 1928, adresse un appel solennel aux gouvernements africains, les invitant à interroger leur culture et à lutter contre les traditions qui perpétuent ces maux. Son œuvre fait nécessairement émerger des personnages emblématiques, reflets fidèles des figures modèles que l’on retrouve au cœur des sociétés traditionnelles du continent. Dans cette fiction, contrairement à ce que certains lecteurs peuvent penser, Cheikh Hamidou Kane n’a pas tué Samba Diallo pour justifier la synthèse impossible entre les cultures africaines et européennes.
Bien au contraire, il a voulu simplement faire comprendre, avec la mort de ce personnage phare, que « cette rencontre n’était pas sans risques : celui de perdre son identité et ses valeurs ». Cheikh Hamidou Kane, qui a suivi à la fois l’école coranique et l’école occidentale, reste fortement marqué par la tension entre tradition et modernité, thème central de toute son œuvre. Son œuvre littéraire, conçue comme un antidote aux identités rigides et mortifères, porte la mémoire de la culture peule, cette empreinte nostalgique qui a rythmé, dans le passé, la vie entre le Fleuve Sénégal et ses affluents dans le nord du pays. Avec ses classiques littéraires, Cheikh Hamidou Kane, reste un messager intemporel, un gardien du temple.
Par Ibrahima BA
Source : Le Soleil (Sénégal) – Le 27 août 2025
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