
« L’énigme Mohammed VI » (2/6). Avant d’accéder au trône, en 1999, le souverain marocain avait dû affronter le mépris de son père, un autocrate qui lui reprochait son goût de la fête et doutait de sa capacité à régner. – Enquête –
Le roi est mort, vive le roi. Le 25 juillet 1999, le Maroc enterre son souverain dans la poussière et l’affliction. Hassan II est décédé quarante-huit heures plus tôt à Rabat, à l’âge de 70 ans. On le savait malade, mais, dix jours auparavant, il était encore sur les Champs-Elysées, à Paris, invité d’honneur au défilé du 14-Juillet par son compère Jacques Chirac. Une fois rentré au Maroc, il avait même appelé le président français pour lui commander une meule d’un de ces fromages des Alpes qu’il affectionnait tout particulièrement.
Mais la mort a été la plus rapide, frappant de stupeur tout un pays qu’il avait façonné de l’immédiate post-indépendance à l’orée du XXIe siècle, de 1961 à 1999, survivant aux envies révolutionnaires de la gauche, aux velléités séparatistes de la région du Rif, dans le Nord, et aux tentatives de coup d’Etat de son armée, l’agrandissant en décrétant la « marche verte », en 1975, pour envahir l’ancien Sahara espagnol, au sud, désormais Sahara occidental. Hassan II est resté au pouvoir en inspirant un mélange de crainte et d’admiration, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du royaume.
Au cœur de l’été, plusieurs chefs d’Etat sont venus rendre un dernier hommage à cet allié indéfectible de l’Occident. Parmi eux, bien sûr, Jacques Chirac, qui se prend un peu pour un tonton de la famille alaouite. Quinze jours auparavant, Hassan II lui avait fait promettre de veiller sur les premiers pas du prince héritier.
Bill Clinton et sa femme, Hillary, sont là, eux aussi : lorsque le président américain veut enfiler un gilet pare-balles, la famille royale lui fait comprendre que ce serait une « insulte » à la réputation du pays ; il renonce. L’ex-président des Etats-Unis George Bush et le roi d’Espagne Juan Carlos sont également présents. En revanche, peu de dirigeants arabes ont fait le déplacement : Hassan II tenait la Ligue arabe pour un « rassemblement de Bédouins et d’officiers subalternes ».
Page presque blanche
Le cercueil en bois, recouvert d’un tissu noir moiré orné de la profession de foi musulmane, est porté à bout de bras par les proches et les membres de la cour, dans une ambiance chaotique et une ferveur éplorée. Il fait une chaleur de plomb, et 2 millions à 3 millions de personnes se pressent aux funérailles. Au premier rang, un jeune homme à la silhouette encore incertaine, l’air un peu perdu et assommé : Mohammed VI. « Il y avait une grande ferveur et assez peu de sécurité », se souvient un diplomate français.
Tout le monde est là pour pleurer Hassan II, mais aussi pour scruter Mohammed VI, 35 ans : saura-t-il être à la hauteur des enjeux ? Déjouera-t-il les pièges de la transition et l’ascension des islamistes ? Ce trentenaire est un mystère ; une page presque blanche s’ouvre dans l’histoire du pays. « Chez nous, le roi règne jusqu’à son dernier souffle, témoigne un officiel marocain. Il n’y a ni transition ni passation. »
Les sentiments de Mohammed VI sont mitigés. Soulagé de ne plus avoir à subir les avanies de son père, il est aussi effrayé par ses responsabilités. Le soir de la mort d’Hassan II, son cousin germain, le prince Hicham, a dû insister pour le convaincre d’aller dormir au palais royal et non plus dans sa résidence personnelle des Sablons, à Rabat. Le soir de l’enterrement, nouvel accrochage entre les deux hommes, quand ce même Moulay (« prince ») Hicham morigène Mohammed et son jeune frère Rachid, qu’il trouve d’humeur trop joyeuse, comme s’ils étaient soulagés de la disparition de leur père.
Mohammed VI en gardera une rancœur décuplée contre ce cousin dont il n’aime pas les airs intellos. Une anecdote difficile à faire confirmer par le palais, comme la plupart des informations de cette enquête, car l’administration royale a pour habitude de ne pas répondre aux demandes de confirmation des journalistes étrangers, mais de les décrédibiliser préventivement par le truchement du site Le360, son organe de presse officieux.
Lorsqu’il arrive sur le trône, le jeune souverain n’a jamais vraiment eu à traiter des affaires de l’Etat. Tout au plus a-t-il rempli, de temps à autre, des fonctions protocolaires en remplacement de son père. Dès l’âge de 10 ans, en avril 1974, il avait représenté le royaume aux obsèques du président français, Georges Pompidou, à Notre-Dame de Paris. Il avait alors eu pour chaperon attentionné le ministre des affaires étrangères français, Michel Jobert.
Mais son rôle s’est toujours limité à des fonctions de pure représentation, rien de plus consistant. Sur les dossiers « lourds », son inexpérience est totale, Hassan II l’ayant toujours tenu à l’écart. Ainsi, en février 1992, lorsqu’il reçoit en son palais de Skhirat l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées françaises, le roi prend soin d’éloigner le jeune homme. Pas question, pour lui, d’assister à ces discussions sur l’avenir stratégique du pays.
Le voici d’un coup renvoyé sur la terrasse, comme un intrus, alors que c’est lui qui a accueilli l’amiral à sa descente d’avion. L’épisode est rapporté au journaliste Ignace Dalle, auteur du livre Les Trois Rois. La monarchie marocaine de l’indépendance à nos jours (Fayard, 2004) par Henri Benoît de Coignac, ambassadeur de France à Rabat de 1993 à 1995. « C’est invraisemblable, commente le diplomate cité dans l’ouvrage. Sidi Mohammed [le nom de naissance de Mohammed VI] n’a jamais été placé en situation de responsabilité. »
Corset éducatif asphyxiant
Terriblement timide, le roi Mohammed VI n’a jamais participé à une conférence de presse, à la différence de son père. Il se contente de lire, d’une voix monocorde et fatiguée, des discours écrits. Il fuit les sommets internationaux, où il lui faut faire la conversation avec ses homologues. Ses interviews, toujours accordées à la presse internationale (Le Figaro, El Pais, Paris Match) et jamais marocaine, sont toutes préparées à l’avance et réécrites a posteriori.
Le journaliste espagnol Ignacio Cembrero, aujourd’hui persona non grata au Maroc, se souvient l’avoir rencontré pour la première fois à l’occasion d’un entretien accordé par Hassan II à la presse espagnole, au palais de Skhirat : « A la fin de l’entretien, [Hassan II] nous a proposé de découvrir ses fils. Nous nous sommes retrouvés au bord de la piscine à boire des jus de fruits et à converser avec les deux jeunes hommes. Moulay Rachid, le cadet, était très bavard. Moulay Mohammed, lui, n’a presque pas dit un mot. » Ce caractère introverti peut céder à des emportements terribles qui se traduisent parfois par des colères aussi violentes qu’inattendues.
Né le 21 août 1963, Mohammed VI est le deuxième enfant d’Hassan II et de Lalla (« princesse ») Latifa (Amahzoune, de son nom de jeune fille), surnommée la « Mère des enfants royaux » parmi les femmes et les concubines du roi. Il a grandi au palais royal de Rabat, un lieu qu’il n’aime guère, en raison de souvenirs d’enfance peu amènes. Dès sa naissance, il est destiné à devenir le 23ᵉ monarque de la dynastie alaouite, le troisième roi depuis l’indépendance, en 1956.
A 4 ans, le voici au Collège royal, installé au palais. Cette institution unique et propre à la monarchie alaouite a été créée par son grand-père, Mohammed V, en 1942, au temps du protectorat français. Elle vise à donner au futur souverain une éducation moderne (en français), dans un cadre privilégié et censé refléter un Maroc en miniature. S’y mélangent les fils des grandes familles et ceux de roturiers méritants, sélectionnés tant pour leurs résultats que pour leurs origines géographiques.
C’est là, au Collège royal, que le jeune Mohammed rencontrera la plupart de ses futurs amis et conseillers, à commencer par Fouad El-Himma, celui qu’on surnommera le « vice-roi », mais aussi Yassine Mansouri, qui deviendra patron de la direction générale des études et de la documentation (les renseignements extérieurs) en 2005, Hassan Aourid, un temps porte-parole du palais, tombé en disgrâce depuis, Mohamed Rochdi Chraïbi, devenu ensuite directeur du cabinet de Mohammed VI, Fadel Benyaich, ambassadeur du Maroc en Espagne de 2014 à 2017, ou encore le photographe Karim Ramzi.
Parmi les douze « collégiens », dont quatre fils de notables et sept jeunes « méritants », le futur roi – surnommé respectueusement « smit sidi » (« le nom du seigneur ») par les autres – est loin d’être le plus brillant, au grand dépit de son père, très attentif à l’évolution de sa scolarité. En apprenant un jour que son fils, passionné avant tout par les arts plastiques et le dessin, n’a eu que 10/20 en droit constitutionnel, Hassan II sermonne illico le professeur : « Comment le futur roi peut-il avoir pareille note ? »
Mais, comme l’enseignant lui montre la copie, le monarque ne peut que constater, fort contrarié, la médiocrité du travail. Le prince héritier et le professeur en seront quittes pour une fournée supplémentaire de cours de droit constitutionnel. « Il n’a jamais pris au sérieux les études au Collège royal, il les vivait comme une punition, se souvient un ancien camarade de classe. Il préférait les boums, la musique et le cinéma. Il prisait notamment les films d’horreur. »
L’adolescent – puis le jeune homme – semble guetter la moindre occasion de s’arracher au rituel pesant des obligations princières. « Il n’avait pas un moment de loisir, témoigne un Français qui eut à le croiser dans les années 1980. Il devait prendre en permanence des cours, ballotté entre son éducation scolaire et des leçons d’équitation au haras de la résidence royale des Sablons. »
Sidi Mohammed rêve d’horizons nouveaux, de fréquentations inédites qui briseraient ce corset asphyxiant. Et la fantaisie peut survenir au moment le plus inattendu. Ainsi de cette rencontre au tournant des années 1990 avec un aviateur afro-américain, croisé dans un cocktail. L’homme est membre du staff militaire de l’ambassade des Etats-Unis à Rabat. Il est surtout un fan de blues et de Chuck Brown, l’inventeur du go-go (mix de funk, de soul et de sons latinos). L’aviateur lance à la cantonade au prince héritier : « Vous devriez venir chez moi écouter mes morceaux, j’ai du Chuck Brown. »
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