
Ce sont deux images en miroir et, derrière elles, deux récits qui se croisent pour composer le clair-obscur royal où se réfléchit le Maroc du moment. La première scène se déroule le 7 juin, lors de la prière de l’Aïd el-Adha (« fête du sacrifice ») à la mosquée de Tétouan, dans le nord du royaume chérifien. Djellaba jaune pastel et tarbouche grenat, le roi Mohammed VI est assis sur un tabouret gainé de cuir. Son visage trahit la fatigue, tandis que chacun autour de lui loue Allah en se prosternant. Cette image du souverain de 62 ans, singularisé dans sa fragile immobilité au sein d’une assemblée en génuflexion, effort qu’il ne peut plus accomplir, aggrave l’inquiétude déjà prégnante sur son état de santé. –
Plus de deux semaines après, inversion radicale du narratif. Les réseaux sociaux diffusent une vidéo où l’on voit ce même Mohammed VI en maillot de bain, à cheval sur un Jet-Ski, au large de Cabo Negro, station balnéaire proche de Tétouan, entouré d’un essaim d’esquifs de gardes du corps. Le roi lève une main timide vers les compatriotes qui l’acclament de la côte. Son attitude reste empruntée, mais un souverain capable de piloter seul pareil engin ne saurait être souffrant. Soudain, le trouble né de la scène précédente se dissipe.
Cette chorégraphie duale ne saurait mieux résumer le processus de transition que traverse le Maroc. Le roi est physiquement diminué, d’autres clichés le confirment – surtout quand il accueille Emmanuel Macron à Rabat, fin octobre 2024, amaigri, une canne en main –, mais cet affaiblissement ne comporterait à ce stade rien de dramatique, rien qui puisse entamer sa sérénité au gouvernail du royaume.
Tel est le message officiel travaillé et distribué à satiété. Et à ceux qui persisteraient à s’alarmer, il est suggéré que la relève est, sinon prête, du moins en train de mûrir, de s’initier à l’imperium et de se frotter au monde, en vertu de traditions immémoriales. Celles-là mêmes qui assurent à la dynastie alaouite, la famille régnante, une longévité dont le pays est si fier, depuis le XVIIe siècle.
L’impression d’un vide
Voici deux ans que la lumière s’attarde de plus en plus sur son fils aîné, Moulay (« prince ») Al-Hassan, héritier du trône. Ce jeune homme élancé de 22 ans achève ses études à Rabat, où il fait notamment l’apprentissage du chinois. C’est d’ailleurs lui qui a représenté son père, fin novembre 2024, lors d’une escale à Casablanca de Xi Jinping, le chef d’Etat chinois, de retour d’un sommet du G20 au Brésil. Le face-à-face entre le prince et l’un des hommes les plus puissants de la planète autour d’un plateau de thé et de friandises a marqué un tournant.
« Moulay [Al-]Hassan dans la cour des grands », avait alors titré le magazine Maroc Hebdo, prêt à voir dans cette séquence le « baptême de feu officiel d’un monarque en devenir ». La mise sur orbite du jeune prince s’ébauche selon la tradition : le 31 juillet, il a été officiellement nommé colonel-major, première étape avant le titre – attendu prochainement – de coordinateur des bureaux et services de l’état-major des forces armées royales. Précisément à l’âge auquel son père avait hérité, en 1985, de tous ces titres et galons.
Mais l’exposition internationale est une autre affaire. Pour le prince Hassan, la fréquentation des chefs d’Etat s’est arrêtée à l’échange avec le Chinois Xi. Aucune autre rencontre d’envergure n’a suivi. Lors de la cérémonie de réouverture de Notre-Dame de Paris, fin 2024, Mohammed VI s’est fait remplacer par son frère, Moulay Rachid. En avril, pour les funérailles du pape François, il a dépêché à Rome son premier ministre, Aziz Akhannouch. En juin, à la Conférence des Nations unies sur l’océan organisée à Nice, c’est l’une de ses sœurs, Lalla (« princesse ») Hasnaa, qui a représenté le Maroc.
« Il y a une mise en scène millimétrée, afin de ne pas envoyer de signaux susceptibles d’être interprétés comme un passage de témoin entre Mohammed VI et son fils Hassan, décrypte un diplomate occidental en poste à Rabat. En tout cas, le moment n’est pas venu. Il ne faut pas aller plus vite que la musique. La transition n’a pas commencé, même si elle est dans toutes les têtes. » Et c’est bien la difficulté pour un Maroc confronté à des défis socio-économiques immenses – exode rural accéléré par le stress hydrique, chômage des jeunes, polarisations sociales, etc. – qui requièrent une gouvernance volontariste.
Toute « millimétrée » qu’elle soit, la « mise en scène » officielle peine à dissiper le brouillard politique entourant cette transition singulière, admise à défaut d’être avouée et assumée. « Le roi n’abdiquera pas malgré sa maladie », croit savoir un fin connaisseur des arcanes du makhzen, un mot intraduisible désignant le système de pouvoir au Maroc et, par extension, le palais royal.
Mohammed VI est donc bien aux commandes, et il faut que cela se sache. Les communiqués officiels s’enchaînent sur les obligations assurées, selon la formule rituelle, par « Sa Majesté Mohammed VI, Amir Al-Mouminine [“commandeur des croyants”], que Dieu l’assiste et le glorifie » : présidence de conseils de ministres, réceptions de walis (préfets) ou d’ambassadeurs, messages de condoléances aux familles d’illustres défunts ou de félicitations à l’occasion de fêtes nationales, grâces royales de condamnés lors de l’Aïd, etc. Difficile de ne pas soupçonner, derrière cette frénésie protocolaire, la volonté de dissiper l’impression d’un vide au sommet née des absences répétées du roi ces dernières années.
L’effacement n’était pas nécessairement lié à sa santé. Ses longues échappées ludiques à Paris, à Dubaï, aux Seychelles, à Zanzibar ou au Gabon témoignaient surtout d’un détachement, pour ne pas dire une lassitude, à l’égard de l’exercice des responsabilités. Même ses plus fidèles conseillers ont fini par s’en inquiéter.
Une proximité qui fait tousser
Une vieille histoire que ce rapport distant au trône… A bien y regarder, elle remonte aux années 1980-1990, autrement dit au temps de ses premiers pas princiers, à l’ombre de son père, Hassan II (1929-1999). « Mohammed VI. Le prince qui ne voulait pas être roi » : le journaliste espagnol Ferran Sales Aige avait ainsi titré la biographie (non traduite) qu’il lui avait consacrée en 2009.
On peut dater au printemps 2023 l’orchestration du « retour du roi », selon la formule d’un autre journaliste, marocain cette fois, Omar Brouksy. Ce timing ne doit rien au hasard. En avril de cette année-là, une longue enquête de The Economist, intitulée « Le mystère du roi du Maroc disparu », provoque un séisme dans les cercles du pouvoir.
L’article de l’hebdomadaire britannique raconte par le menu l’influence croissante qu’exerce sur le souverain Abou Bakr Azaitar, un champion d’arts martiaux mixtes (MMA, selon l’acronyme anglais) rencontré en 2018, lors d’une réception au palais royal en l’honneur de ses exploits sur les rings internationaux. « Ce fut comme un coup de foudre », résume un proche du premier cercle. Le monarque invite aussitôt le champion à venir se joindre à lui pour la prière hebdomadaire du vendredi.
Source :
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com