
– Paola Audrey Ndengue est une entrepreneuse spécialisée en communication et marketing digital et animatrice de l’émission « Open » sur YouTube, consacrée aux questions sociétales et de santé mentale en Afrique. La Franco-camerounaise de 35 ans, qui compte plus de 200 000 abonnés sur ses différents réseaux sociaux, déplore le manque de structuration des industries créatives et culturelles, qui constitue un potentiel de développement pour le continent.
Vous êtes née au Cameroun, avez fait vos études secondaires et supérieures à Paris avant de vous réinstaller sur le continent en 2014, à Abidjan. Qu’est-ce qu’être africaine, selon vous, en 2025 ?
C’est être de gré ou de force globalisé. Culturellement, on a toujours été influencé par l’extérieur, et de la même manière, on a aussi influencé les autres continents. J’ai toujours pensé que l’Afrique est le premier continent global et j’en suis encore convaincue.
Pourquoi vous êtes-vous installée en Côte d’Ivoire, plutôt qu’aux Etats-Unis, au Canada ou encore au Cameroun ?
A l’époque, j’étais dans une course à la levée de fonds pour mon premier projet : le magazine en ligne de mode afro, FashizBlack. Avec mes associés, nous nous étions adressés au Medef. Malgré la confiance de plusieurs annonceurs et déjà 45 000 dollars de provision (environ 38 500 euros), ils nous avaient jugés trop ambitieux pour réussir. J’ai su à cet instant que je n’étais plus dans le bon environnement.
Mon entourage m’avait suggéré les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, mais je n’étais pas sûre de vouloir rester dans un pays occidental. Depuis 2009, j’étais plongée dans la culture populaire nigériane. J’avais découvert Nollywood, les chanteurs Wizkid et Burna Boy… J’avais des amis américains qui rentraient à Lagos. Je sentais qu’il s’y passait quelque chose et je voulais en être, alors j’ai commencé à chercher. J’ai fait une liste des trois villes où je me voyais bien m’établir : en premier lieu, Lagos, puis Accra et enfin Abidjan. C’est dans cette dernière que j’ai trouvé un poste. Dix jours après avoir candidaté, j’étais dans l’avion avec mes deux sacs.
Vous envisagez aujourd’hui de revenir à Paris. Pour quelles raisons ?
Je pense qu’entre mon départ et aujourd’hui, la perception de l’Afrique a évolué. Paris s’est « africanisé », elle est devenue un point de passage, de célébration et de réflexion sur la culture du continent. Cela peu sembler paradoxal dans un pays dans lequel on observe une montée des extrêmes, mais l’identité afro est beaucoup plus assumée.
Il y a des expositions comme Paris Noir et des chanteurs nigérians qui remplissent l’Accor Arena comme Burna Boy et Rema. Je n’aurais pas pu imaginer ça, il y a dix ans. Mais si on veut renforcer le pont entre la diaspora et le continent, que les récits soient plus justes et n’oscillent plus entre une forme de misérabilisme et un optimiste béat, c’est important que des gens qui connaissent l’Afrique s’expriment davantage.
Entre 2020 et 2021, vous avez animé « Le Debrief », une émission consacrée à l’actualité politique et culturelle africaine, suivie par des milliers d’internautes sur YouTube. Vous êtes à la tête de plusieurs comptes sur les réseaux sociaux liés à vos activités professionnelles. Etre créateur de contenu, est-ce un métier d’avenir en Afrique ?
Les opportunités sont réelles, le business model existe, mais il y a des freins importants, notamment au niveau des plateformes. TikTok ne rémunère pas les créateurs de contenus africains. YouTube le fait, mais pas pour tous les pays [seuls treize pays africains font partie du marché monétisé de la plateforme]. La problématique principale est donc, comme souvent, les infrastructures. On a le même souci avec des plateformes de streaming : aujourd’hui, beaucoup de jeunes sont obligés de faire héberger leurs comptes à l’étranger.
Dans un pays comme le Sénégal, où YouTube est pourtant présent, il y a une autre problématique, celle de la rémunération des annonceurs. Les tarifs fixés sont plus faibles à Dakar qu’à Paris. Les créateurs de contenus locaux doivent fournir beaucoup plus d’efforts pour le même résultat. Par ailleurs, les marques africaines francophones ne consacrent pas suffisamment de budget à l’influence. Le fonctionnement reste encore amateur par rapport à l’Afrique anglophone.
Est-ce que ces problèmes de structuration se posent à toutes les industries créatives et culturelles ?
En Afrique, l’offre culturelle est foisonnante. Nous sommes un continent jeune, la demande sera toujours forte pour des contenus de divertissement et on apprécie de plus en plus les productions locales. Mais il y a encore peu d’interactions entre les marchés, qu’ils soient francophones ou anglophones. On devrait pouvoir organiser des sorties de films dans différents pays le même jour en Afrique de l’Ouest. Ce n’est pas normal que Marvel arrive à être présent dans tous les réseaux de distribution et à faire des avant-premières chez nous alors que pour certaines productions africaines, il faut attendre six mois entre la sortie à Lagos et celle à Abidjan.
Un autre point qui pose problème, c’est le quasi-monopole dont bénéficie Canal+ sur l’offre de télévision payante en Afrique subsaharienne [Canal+ opère depuis trente ans en Afrique et est présent dans 25 pays, principalement francophones, au travers de seize filiales. Le continent constitue environ 30 % de l’ensemble de ses abonnés, soit 8 millions sur un total de 26,9 millions].
Je trouve ça dramatique que personne ne tire la sonnette d’alarme. Il s’octroie la télévision, le streaming [le groupe français est en passe de racheter MultiChoice, géant sud-africain de la télévision et du streaming qui compte 19,3 millions d’abonnés en mars dans une cinquantaine de pays], des salles de cinéma et de spectacles à travers le continent. Il a aussi scellé un partenariat avec Netflix. Si on veut produire un contenu subversif ou qui ne répond pas aux attentes de la production de Canal+, il ne va plus nous rester qu’Internet.
Craignez-vous que les mesures décidées par l’administration Trump en matière de droits de douane et de visas freinent les ambitions et les perspectives de développement du continent ?
C’est une question complexe. Elle a nourri un débat très houleux que j’ai eu avec des amis entrepreneurs. Etait-ce de l’aide ou un soutien empoisonné, qui nous mettait sous assistance permanente et nous empêchait de nous développer ? Je n’ai pas de réponse, mais la brutalité de ces coupes a été irresponsable et inhumaine. Est-ce que ça va nous freiner ? Mathématiquement oui, il va y avoir un impact à court terme. Et après ? Ce sera aux Etats africains de le décider. Seront-ils en mesure de monter au créneau et de compenser ? Il faut espérer que ce choc oblige nos autorités à prendre le relais, bon gré mal gré.
Quelles sont les évolutions sur le continent auxquelles vous êtes particulièrement attentive ?
J’ai hâte de voir quelles seront les conséquences du développement de l’intelligence artificielle, notamment dans des pays comme le Kenya, le Nigeria et l’Afrique du Sud. Le Sénégal sera aussi intéressant à observer, il y a un bon vivier de développeurs dans le pays. Les start-ups africaines ne sont pas condamnées à ne faire que des ersatz de ce qui fonctionne déjà dans la Silicon Valley. Nous pouvons inventer une technologie à partir de notre réalité, pour répondre à un besoin comme avec la création de la « mobile money » [compte de monnaie électronique].
J’espère également que les Etats africains ne vont pas se « bunkeriser ». En ce moment, les courants populistes ont le vent en poupe. La question de la souveraineté est en train de devenir un enjeu mondial et l’Afrique ne peut y échapper.
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– (Le 22 août 2025)
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