Le marché des arts dits « premiers » sur ses gardes face aux « captations » d’œuvres africaines

« Patrimoine africain : le temps du retour » (1/5). Suite aux prises de guerre et aux collectes d’objets anciens par des ethnologues, fonctionnaires ou missionnaires, les marchands d’art et les collectionneurs craignent d’être taxés de pillage de l’Afrique.

Le Monde  – Solange Bizeau se souvient de ce samedi 26 mars 2022 comme si c’était hier. Cette éducatrice pour enfants, basée à Montpellier, assistait à une conférence sur le catholicisme quand elle a reçu un coup de fil pressant d’un membre du collectif Gabon Occitanie, dont elle est la présidente. « Il me dit : “Retrouve-moi à l’hôtel des ventes, il se passe un truc grave” », raconte-t-elle. Un masque fang, utilisé dans les rites sacrés de la société Ngil, est mis aux enchères un siècle après avoir été rapporté d’Afrique équatoriale par le gouverneur colonial René-Victor Fournier. Ce visage longiligne en bois de fromager recouvert de kaolin, doté d’une barbe en fibres de raphia, est rarissime.

« Pendant la colonisation, les rituels dans lesquels ce type d’objets étaient utilisés avaient été interdits. On prétendait que c’était diabolique, qu’il ne fallait lire que la Bible », contextualise au téléphone Solange Bizeau. Et d’ajouter : « Ce masque, ce n’est pas de la décoration, c’est un masque de justice, chargé des rites de nos ancêtres. C’est l’âme d’une civilisation, d’un peuple. Il n’a jamais pu être donné à Fournier, parce qu’un tel masque ne se donne pas, il faut être initié pour l’avoir. Il a été pris, c’est de la captation. » L’association Gabon Occitanie fait du grabuge pour stopper la vente. Sans succès. Le masque s’adjuge pour 5,25 millions d’euros.

L’affaire aurait pu en rester là. Sauf qu’un couple de retraités, dont l’un est le petit-fils du gouverneur Fournier, s’estime floué : ils avaient cédé le masque pour 150 euros au brocanteur qui, en le revendant, a fait une culbute phénoménale. Les octogénaires saisissent le tribunal judiciaire d’Alès pour demander l’annulation de la vente. Et l’Etat gabonais s’invite dans la procédure. « Le Gabon a souhaité faire valoir sa position de toujours : les objets d’origine gabonaise appartiennent au Gabon », fait valoir l’avocat lyonnais Jean-Christophe Bessy, qui représente les intérêts du pays. Débouté de ses demandes en 2023, l’Etat gabonais a fait appel.

Onde de choc

En promettant en 2017 de réunir, dans un délai de cinq ans, les conditions pour faciliter des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain, Emmanuel Macron a provoqué une onde de choc sur le marché des arts dits premiers. Marchands et collectionneurs tremblent, de crainte d’être taxés de pillage, avant de blêmir lors de la publication, en novembre 2018, du rapport sur les restitutions rédigé par l’historienne Bénédicte Savoy et l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr.

Le document préconise de restituer aux pays africains 46 000 objets détenus dans les collections publiques françaises, emportés sans consentement explicite suite aux pillages de guerre et aux collectes des ethnologues, fonctionnaires ou missionnaires. Dans la foulée, plusieurs pays, dont le Sénégal, le Mali et la Côte d’Ivoire, adressent à la France des listes d’objets dont ils réclament le retour.

Leurs revendications, circonscrites aux collections publiques, provoquent un vent de panique sur le marché de l’art, inquiet que les demandes s’étendent aussi au secteur privé. Après une petite période de flottement, qui voit les prix se tasser, le business a toutefois repris de plus belle. En juin 2021, six mois après le vote de la loi sur la restitution des vingt-sept objets du palais d’Abomey au Bénin, la collection d’art africain du marchand Michel Périnet s’adjuge pour 66 millions d’euros chez Christie’s. En juin, une plaque du Bénin estimée 60 000 euros s’est vendue pour 357 000 euros.

« Je me disais que ce type d’objets ciblés par les demandes de restitutions ne se vendrait pas très bien, s’étonne le marchand bruxellois Didier Claes. Mais c’est le paradoxe : les objets n’ont jamais valu aussi cher. » L’avocat belge Yves Bernard Debie, directeur général de la foire parisienne Parcours des mondes, qui, des plateaux de télévision aux journaux, s’est fait le porte-parole des adversaires des restitutions, s’en explique : « La Constitution de 1958 protège la propriété privée, et les restitutions ne peuvent se faire que d’Etat à Etat. C’est du droit pur et simple. »

Débouté en première instance dans l’affaire du masque fang, son confrère Christophe Bessy le reconnaît : « La voie extrajudiciaire est plus appropriée pour les restitutions d’objets en mains privées. » Mais, ajoute l’avocat lyonnais, il faut que les Etats africains consentent à les acheter. « A Genève, des milliardaires sensibles à cette problématique seraient prêts à concourir à la récupération des objets », lâche-t-il, sans vouloir en dire plus.

Bonne volonté

Un milliardaire africain, Sindika Dokolo, avait pris ce sujet à bras-le-corps quelques années avant sa mort, en 2020. S’inspirant des démarches offensives du Nigeria, qui réclame de longue date des objets au British Museum, le gendre de l’ancien président angolais José Eduardo dos Santos avait récupéré des objets d’art volés du musée du Dundo, à Lunda Norte, en Angola, au cours de la guerre civile qui a fait rage entre 1975 et 2002, ainsi que d’autres, dérobés au musée de Kinshasa. Pour mener ses recherches, il s’était appuyé sur deux marchands d’art africain, le Bruxellois Didier Claes et le Parisien Tao Kerefoff.

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Source :  Le Monde 

 

 

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