Au Sénégal, on tue les femmes dans l’indifférence totale

Le Quotidien – Deux femmes tuées en moins de 72 heures. Deux noms : Mariama Bâ et Mariama Coulibaly. Deux victimes d’un système patriarcal meurtrier, dans un silence assourdissant. Mariama Bâ, abattue à coups de hache par son mari, dans le calme apparent du village de Sinthiou Boye, pour un déjeuner non prêt. Mariama Coulibaly, morte après des violences conjugales répétées, enterrée sans famille, sans justice. Son mari en fuite, ses deux enfants livrés à eux-mêmes et confiés à des colocataires.

Au-delà de leur prénom commun et de la brutalité de leurs conjoints, ces deux femmes ont partagé une existence marquée par l’isolement, la précarité affective et matérielle, et l’impuissance institutionnelle. Elles vivaient toutes deux sous l’emprise d’hommes violents, dans un climat d’insécurité conjugale chronique. Comme tant d’autres femmes, elles ont subi des violences en silence, dans une société où parler, fuir ou se faire entendre est un luxe que beaucoup ne peuvent pas se permettre. L’une, mariée dans une structure rurale où la tradition prime souvent sur les droits, l’autre, étrangère, marginalisée, sans réseau de soutien, ni cadre protecteur.

Ce qu’elles ont en commun, c’est cette invisibilité sociale qui permet à la violence de s’installer durablement. Ce sont des vies prises dans un engrenage de domination, de dépendance économique, de peur et d’absence de recours efficace. Ce sont des femmes que personne n’a protégées, que la société a abandonnées avant même qu’elles ne tombent sous les coups. Elles sont le visage d’un système de domination ordinaire, meurtrier, qui prospère grâce à notre indifférence collective.

Ces deux cas ne sont pas isolés. Ils sont les symptômes d’une maladie sociale profonde : l’ancrage d’un système violent, qui rend tolérable, presque normal, que des femmes soient tuées dans leur propre maison. Cette banalisation s’inscrit dans un contexte où la Justice est lente, les condamnations rares et l’impunité presque garantie. Dans un pays où l’inaction des institutions semble accélérer les passages à l’acte, les conjoints violents n’ont plus peur. Ils frappent, tuent et souvent disparaissent.

Le plus grave, c’est le mutisme général. Ni les institutions ni les grandes figures politiques ou médiatiques ne s’en émeuvent. Pas de tweet du chef de l’Etat, pas de déclaration du ministre de la Justice. Aucune réaction du ministère de la Famille, aucun mot des influenceurs, aucun écho officiel. Le peu d’informations disponibles circule entre militantes féministes, dans des groupes de femmes engagées, qui s’efforcent, seules, de porter la voix des victimes. Tout le monde fait comme si de rien n’était. La vie des femmes n’interrompt rien. Ni les conférences, ni les voyages officiels, ni les spectacles politiques. Elles sont mortes dans l’indifférence, comme si leur vie ne méritait pas plus d’attention qu’un fait divers local.

Le 20 juillet dernier à Thiès, Ndoumbé Ndiaye est violemment agressée au petit matin par trois hommes. Coups de machette à la tête et aux bras. Elle meurt quelques jours plus tard. Un suspect est arrêté, les autres courent toujours. Encore une femme tuée. Encore une société qui détourne le regard.

A Saly, dans la nuit du 5 au 6 août, la maison de l’architecte Lydia Assani est attaquée. Sa fille adoptive, âgée de 28 ans, est victime d’un viol collectif d’une cruauté innommable. Cinq hommes, armés de machettes et de fusils de chasse, l’ont attaquée en pleine nuit, dans sa propre chambre, avant de l’emmener de force dans la cave où elle a subi un second assaut. Ligotée, séquestrée, elle s’est effondrée dans la cour arrière de la maison, en état de choc, brisée. Là encore, aucun tollé, aucune mobilisation.

Toutes ces violences, qu’elles aient lieu dans l’intimité du foyer ou dans l’espace public, obéissent à une même logique : celle d’un système qui rend les femmes vulnérables, exposées, sans protection. Et ce qui les tue, au fond, ce n’est pas seulement la violence des hommes, c’est aussi le silence des autres. Ce silence complice, cette anesthésie collective, cette hiérarchisation perverse des émotions, où les lamentations d’un homme font plus de bruit que le sang des femmes, en disent long.

Tandis que des femmes se font tuer, battre, violer, une vidéo d’un homme, pourtant dans une posture de dénonciation bien plus que de douleur authentique, expliquant son éloignement de sa fille après un divorce devient virale. Elle suscite des torrents de commentaires, des débats enflammés, une empathie publique massive.

Ce contraste est glaçant : d’un côté, des meurtres et des viols réels, documentés, confirmés, ignorés ; de l’autre, une souffrance masculine amplifiée par un appareil médiatique avide de contenu viral. Cette hiérarchisation des causes, où la «douleur» d’un homme devient virale, déclenche débats et empathie collective, le buzz, pendant que le sang des femmes sèche dans le silence, illustre le fonctionnement d’une société patriarcale qui élève certaines douleurs et en piétine d’autres. C’est un mépris structurel, un tri émotionnel qui rend certaines vies plus racontables, plus écoutables, plus dignes d’attention que d’autres.

Je ne juge pas la sincérité de cet homme. Mais je m’interroge : pourquoi ce cas fait-il plus parler que tous les meurtres de femmes survenus cette semaine ? Pourquoi la souffrance féminine semble-t-elle incapable de mobiliser, d’émouvoir, de faire réagir ?

Parce qu’au fond, notre société ne protège pas les femmes. Pire : elle ne les écoute pas. Elle ne les croit pas. Elle ne les pleure pas.

Le patriarcat n’est pas qu’un système d’oppression : c’est une hiérarchie des émotions, une sélection de qui mérite notre attention. Et dans ce classement, les femmes, surtout les femmes pauvres ou étrangères, sont toujours au bas de l’échelle.

Nous devons briser ce cycle. Redonner à chaque vie perdue l’importance qu’elle mérite. Exiger que les crimes contre les femmes soient traités avec la même gravité que tous les autres. Que chaque meurtre déclenche une onde de choc, une réponse institutionnelle ferme, une solidarité réelle et durable. Il ne suffit plus de compatir : il faut agir.

L’Etat doit sortir de son silence et prendre ses responsabilités. Aucun plan de redressement, aucune conférence internationale, aucune campagne économique ne peut être prioritaire face à l’urgence de protéger des vies humaines. La sécurité des femmes n’est pas un sujet secondaire. C’est une obligation fondamentale. Et le mutisme des autorités face à ces crimes alimente leur banalisation.

Nous, en tant que société, devons aussi faire notre examen de conscience. Car tant que nous restons silencieux, tant que nous laissons les bourreaux agir sans protester, tant que nous normalisons les violences, nous participons à ce système destructeur. Tant que nous n’élevons pas nos voix pour alerter, c’est que nous avons collectivement cessé d’être humains.

La vérité, c’est que notre société n’aime pas les femmes. Ou, du moins, pas assez pour les défendre.

Cette indifférence nous coûte des vies. Et tant que nous ne placerons pas la vie et la sécurité des femmes au cœur des politiques publiques, au sommet des stratégies nationales et des priorités sociales, ces tragédies continueront.

Pourquoi continuons-nous à enterrer nos sœurs, nos filles, nos mères, dans un silence assourdissant ? Tant que nous ne nous lasserons pas de dénoncer, d’interpeller, d’exiger, nous refuserons que ces crimes deviennent la norme. Il ne peut y avoir de progrès durable dans une société qui tolère que ses femmes soient assassinées dans l’indifférence. Il est temps de suspendre le vacarme des grands discours pour faire place à l’essentiel : protéger la vie. Il nous faut imposer cette prise de conscience, non comme une option morale, mais comme une nécessité urgente et non négociable.

 

 

Fatou Warkha Samb

 

 

Source : Le Quotidien (Sénégal)

 

 

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