« Marino Dubois », la ligne de vie des migrants en Méditerranée

Connue sous le pseudonyme de « Marino Dubois » sur les réseaux sociaux, cette ancienne aide-soignante informe les migrants africains sur les traversées en mer, les départs, les naufrages et les disparitions.

Le Monde – L’histoire a commencé dans le salon un peu fouillis d’une maisonnette du sud de la France. Ici vivent deux chihuahuas, un gros chat, cinq tortues et… Marie* (à sa demande et pour des raisons de sécurité, son nom et sa ville de résidence ne sont pas divulgués). Une aide-soignante retraitée de 68 ans, aux longs cheveux argentés, qui ne lâche jamais des mains son téléphone portable à l’écran fissuré.

Depuis près de six ans, elle partage ses journées – et une grande partie de ses nuits – avec d’innombrables voix qu’elle entend sur WhatsApp ou Messenger. Des cris ou des pleurs venus de Libye, du désert algérien ou d’une embarcation en pleine mer tentant de rejoindre l’Europe. Au bout du fil, des migrants en détresse bloqués de l’autre côté de la Méditerranée. Chaque jour, ils sont une centaine à l’appeler ou à lui envoyer des messages d’urgence : notes vocales, photos ou vidéos de leur calvaire… « Même sous la douche, je leur parle à travers le rideau. »

ONG, journalistes, exilés ne connaissent que son sobriquet numérique : « Marino Dubois. » Ce pseudonyme – qui « ne veut rien dire », assure-t-elle – résonne aujourd’hui de Kamsar en Guinée aux champs d’oliviers tunisiens d’El Amra ; des plages de Laâyoune au Sahara occidental à la frontière poussiéreuse d’Assamaka au Niger. Elle maîtrise par cœur les indicatifs africains, les routes migratoires, la taille des embarcations, leurs moteurs et les ressorts du trafic d’êtres humains. « Le Black, c’est de l’or, hélas », dit-elle.

Ne pas s’élancer « au hasard »

Sur son unique page Facebook « Marino Dubois officiels 2 », suivie par plus de 84 000 abonnés, la retraitée dénonce les « atrocités » infligées aux migrants : tortures, viols, rackets par des policiers ou des « coxeurs », ces rabatteurs chargés d’organiser la traversée. Elle publie le visage d’exilés disparus recherchés par leurs familles, et expose celui des passeurs qui dépouillent les « voyageurs » – et parfois leurs numéros de téléphone –, s’attirant des menaces de mort de ces trafiquants. « Je sais que ma page est scrutée par les autorités en Tunisie, en Algérie ou ailleurs. Soit ces voleurs rendent l’argent qu’ils ont extorqué aux migrants, soit ils savent qu’ils peuvent être arrêtés. Je suis tenace. Je ne fais pas de figuration, je suis dans l’action. »

Marie assure n’avoir qu’une obsession : « Sauver un maximum de vies. » Ainsi, elle partage dès que possible des informations sur les traversées, comme la météo maritime en Méditerranée ou en Atlantique, pour que ceux qui partent ne s’élancent plus « au hasard », les avertissant si la mer est paisible ou fatale. En cas d’urgence – bateau en détresse, accouchement imminent… –, elle alerte l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ou les garde-côtes des deux rives de la Méditerranée. « Ils peuvent intervenir, mais il faut insister », regrette-t-elle.

 

Sur Facebook, Marino signale également les départs, les arrivées en Europe, les naufrages et les morts en mer. Un recensement des tragédies qu’elle consigne sur des cahiers à spirale, gribouillés par la dernière de ses petites-filles, âgée de 4 ans. « Marino Dubois est le pouls vivant du terrain. Elle fait partie des personnes les mieux renseignées en temps réel sur chaque événement », décrit-on du côté d’Amnesty International.

Une « référence » pour les ONG

« Les migrants l’appellent parce qu’ils ont confiance en elle. Son travail de veille est crucial, insiste l’organisation. C’est une ressource essentielle pour tous les acteurs. » Ces dernières années, les ONG ont pu documenter la répression envers les exilés en partie « grâce à Marino », confirme Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch (HRW) pour la Tunisie. « J’ai pris conscience bien tard à quel point elle était une référence. C’est peut-être la seule mémoire des migrants, reconnaît-elle. Elle est une porte d’entrée : si je dois m’entretenir avec un migrant, il peut me dire non ; si je lui dis que je viens de la part de Marino, il me répondra. »

Une critique revient néanmoins : « il faut parfois vérifier ses informations, signale Salsabil Chellali de HRW. Elle en reçoit tellement qu’elle n’a pas le temps de le faire. » Justement, en avril, Marino Dubois a relayé sur sa page qu’un nourrisson de 3 mois aurait brûlé vif lors du démantèlement d’un camp en Tunisie. La garde nationale a démenti. « Même l’OIM ne m’a pas cru. Je maintiens. Pourquoi devrais-je remettre en cause ce que les migrants me disent ou m’envoient ? Moi, je les crois », clame-t-elle.

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Source : Le Monde – (Le 27 juin 2025)

 

 

 

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