Mariem Derwich : «Je ne peux, je REFUSE, me taire. Je REFUSE de parler d’autre chose sinon je perds ma part humaine»

Certains me disent  » tu n’écris plus de chroniques dans Le Calame. Tu n’écris plus que sur les Palestiniens ».

Oui.

Non pas parce que le reste du monde me m’intéresserait plus. Mais parce que je me souviens du génocide au Rwanda en 1994 et du génocide en Yougoslavie en 1995. À cette époque je n’avais pas d’ordinateur et pas accès à internet. Je me souviens de mon écoute désespérée des radios, de mes achats de divers journaux pour savoir, de mon seul stylo pour dire ma colère et mon désespoir face à un monde qui avait détourné les yeux, surtout en 1994, pour le Rwanda. Les massacres en Yougoslavie, parce que sur le territoire européen, ce que j’appelle le « territoire blanc », occidental, européen, avaient déclenché plus de protestations.

Pendant l’abomination contre les Tutsis, rien. 3 mois de massacres, de chasses à l’homme, 3 mois de « coupés à la machette », de meurtres de masse. 3 mois et 1 million de victimes.

Et le monde se cantonnait dans un silence et un refus d’agir qui laminait. Qui me laminait. Me ravageait.

J’étais terrifiée. Explosée par l’inaction de ceux qui pouvaient faire quelque chose. Je cherchais, entre les lignes, dans les rares articles sur le sujet, dans l’absence d’émissions sur les meurtres de masse en cours, un espoir, ne serait ce que le premier souffle d’un espoir. Un embryon d’empathie et d’indignations. Un minuscule mouvement qui aurait dit que les puissances occidentales ne laisseraient pas faire.

Elles ont, alors, laissé faire. La France est allée même plus loin : après le génocide elle a protégé la fuite des tueurs Hutus.

J’avais pensé, alors, qu’il y aurait un avant et un après la complicité de crimes de guerre. Je me disais que plus jamais nous ne serions les mêmes. Que plus jamais nous ne laisserions faire. Que la « découverte » des massacres ouvrait une nouvelle ère.

31 ans plus tard nous revivons un génocide, l’extermination d’un peuple par la destruction systématique de sa terre, de ses villes, de ses universités, de ses hôpitaux, de ses écoles, de ses bâtiments publics, de ses archives, de sa santé reproductive. L’anéantissement d’une population, le rouleau compresseur des bulldozers, les charniers pour seule mémoire. La douleur pour seul bagage de mort. L’injonction  » Partir ou mourir ». « Partir ou crever de faim ». « Partir ou être abattu ». Les victimes d’hier devenues les bourreaux d’aujourd’hui, un  » plus jamais ça » ( la Shoah) permettant tous les meurtres, tous les vols de terres et de maisons, tous les meurtres, toutes les arrestations, une guerre après l’autre, un blocus après l’autre, un cynisme après l’autre.

L’odeur du sang, les milliers de disparus sous les décombres, les bombardements sans fin, les chantages à la faim, les dizaines de milliers d’enfants massacrés, les journalistes systématiquement éliminés. Le bruit incessant des drones tueurs. Voilà ce qui reste de la Palestine.

Rien. Mais même ce Rien, pourtant obstinément filmé par les Palestiniens qui envoient, appel au secours désespéré, leurs vidéos au monde pour dire ce qu’ils subissent, même ce Rien est effacé. Leurs vidéos témoignent pourtant de la barbarie. Mais elles sont remises en question par les médias plus prompts à bavarder entre gens du même monde, les entre soi des salons parisiens, ceux qui déroulent les mêmes éléments de langage négationnistes.

Car il s’agit bien de négationnisme. D’un déni collectif qui rend LE Palestinien coupable de sa souffrance. La compassion a une couleur : celle de la peau.

Les Tutsis le savent. Les Palestiniens le savent.

NOUS le savons. Nous le savons.

Certaines voix, dans les médias, s’indignent. Elles frappent et frappent encore et encore un mur : celui du refus d’agir.

Mur aveugle. Grand barbelé, murs érigés, murs en miroirs d’autres murs, ceux entre lesquels Israël a enfermé tout un peuple, pour cacher la réalité de l’Occupation, de la force, de la guerre permanente comme seul viatique de développement.

NOUS avons érigé des murs. NOS murs.

Je regarde le monde de ceux qui pourraient arrêter ça rester les bras croisés, se contenter de discours creux.

Je regarde le monde de ceux qui peuvent, qui pourraient, continuer à vivre comme si, à faire comme si.

Je regarde, parce qu’aujourd’hui nul ne peut dire qu’il ne savait pas, qu’il n’y a ou n’avait pas d’images.

Je regarde.

Et je me sens encore plus impuissante : tout est là, sous nos yeux, dans ce grand village interplanétaire.

Car rien n’a changé : l’action se mesure toujours à l’aune de la couleur de la peau et de la religion.

Ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie c’est l’éternel sous entendu fascisant  » il y a nous ( les Romains) et les autres, les Barbares, ceux de l’autre côté du Limes ( la Frontière) ». Les Barbares sont fautifs par nature. Ils sont des victimes moindres. Ils sont quand même Barbares.

Je suis là. Impuissante. Morcelée de par mon métissage.

Je ne peux, je REFUSE, me taire. Je REFUSE de parler d’autre chose sinon je perds ma part humaine.
Je REFUSE. Ça ne fera rien avancer, je le sais. Mais je REFUSE.

Alors oui je vais continuer à hurler, de toutes mes forces, de toutes mes forces, en espérant qu’enfin, mes hurlements joints aux autres hurlements de par le monde, finiront par lézarder le mur des complicités abjectes, des compromissions, des petits arrangements avec le Droit International , des 2 poids 2 mesures.

JE REFUSE.

 

 

 

Mariem Derwich

 

 

 

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