
Heidi.news : Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans la décision de partir ?
Abdoulaye Doro Sow. Il faut voir la migration au prisme des logiques de mystification. Un jeune qui est parti en France, par exemple, enverra des photos de la tour Eiffel, de la place du Trocadéro (place parisienne emblématique, ndlr.), de la ligne 14 du métro parisien, alors qu’il n’habite pas là. Un autre parti aux Etats-Unis enverra les belles choses de là-bas.
Aujourd’hui, les migrants filment tout. Cela participe à une quête de prestige envers la communauté qu’il a quittée, mais qui ne repose sur rien de concret. Dès l’achat du billet, le ficelage des bagages, le départ vers l’aéroport, les formalités d’embarquement, on photographie tout ça, l’itinéraire est là, exposé, cela crée du fantasme au niveau des jeunes.
Il y a un mécanisme de valorisation liée au départ. Partir permet de penser qu’on peut atteindre des objectifs sociaux qui sont valorisants. Une fois que je suis parti, je serai en mesure de pouvoir construire une belle maison à plusieurs étages, faire un beau mariage, circuler en belle voiture… Tout cela façonne l’imaginaire. La télévision dans un premier temps, désormais les réseaux sociaux, jouent un rôle évident dedans. Ils participent à un décalage des perceptions. Sinon, comment pourrait-on psychologiquement expliquer qu’un enfant (beaucoup de ces migrants sont mineurs, ndlr.) peut ne pas avoir peur de la mort?
Heidi.news : Mais la réalité de l’accueil migratoire des sociétés occidentales devrait rattraper le mythe, non?
Chez vous, vous ne voyez que les conséquences, alors qu’il faut se pencher sur les logiques qui préparent la migration en amont du départ. Il y en a plusieurs évidemment. Dans le village Haalpulaar’en du sud de la Mauritanie où j’ai étudié le phénomène, les jeunes partaient pour effacer une honte sociale. Le candidat au voyage est perçu au village comme un homme courageux et brave, un homme qui veut effacer la honte liée à l’impossibilité de répondre aux attentes sociales et financières.
Tout voyage est préférable à l’immobilisme qui peut entraîner l’aliénation de sa liberté et la perte de son prestige social dans des sociétés où les représentations sociales sont très fortes. Par exemple, un dicton pulaar dit que les jeunes qui n’ont pas émigré sont considérés comme des chèvres. So worve njeehi ladde ko bey keddoto eene ndeena wuro — Si les hommes vont à la forêt, ce sont les chèvres qui restent pour garder le village. La valeur des hommes se mesure face à l’adversité, elle peut manifester sous de diverses formes, par exemple la fureur des vagues de la mer. Quand quelqu’un mourait à la guerre, on disait qu’il avait été mangé par le fer – c’est un argument qui valorise la mort par balle d’un ancien guerrier. Je pose comme hypothèse qu’il a été réinterprété pour donner «ils ont été engloutis par les eaux».
Enfin, cette honte à effacer encourage une déclassification de ceux qui ne voyagent pas. Les autres, ceux qui ne partent pas, en sont victimes. La perception des candidats change avec la migration, ils deviennent d’autres gens. L’idée existe qu’ils sont détenteurs de richesse, qu’ils ont les plus belles femmes. Les autres, non.
Heidi.news : Qu’en est-il de la honte de l’échec, une fois sur place?
Il y a des logiques de mensonge qui se sont installées et sont encouragées par les réseaux sociaux. Ceux qui sont partis préfèrent laisser les gens au village dans la mystification qui les habite. Là-bas, ce n’est pas le paradis, mais les jeunes qui partent restent tout de même et entretiennent le mythe. Avant, par exemple, on cotisait pour des raisons de solidarité pour un mariage au village. Si vous vivez dans le monde occidental et que vous vous mariez, vous devez absolument venir faire un mariage au pays grandiose, même si vous n’avez pas l’argent. Parce que vous êtes à l’étranger, c’est devenu une obligation sociale de faire un mariage fulgurant qui ne correspond pas à la réalité.
Un autre dicton pulaar: Yaade leela bonaani boniko yaade waasa addude — Le fait de voyager et de tarder à revenir n’est pas en soi une mauvaise chose. Ce qui est mauvais, c’est de rentrer sans rien ramener.
Heidi.news : Et la sociabilité entre jeunes?
Nous avons deux lectures différentes de la question. Comme occidental, vous voyez les téléphones au prisme de la sociabilité. De mon côté, je suis sur le terrain du prestige social.
Moi, j’ai un téléphone (il montre un vieux téléphone analogique, ndlr.) qui est fonctionnel pour ma fonction d’enseignant. Je n’ai pas besoin de plus. Mais quand ma fille est partie au Canada, la première des choses qu’elle m’a envoyées est un Samsung. Elle m’a créé un compte Whatsapp. Elle m’a dit que je suis professeur et que je ne dois pas me promener avec un petit téléphone. L’outil de communication, les réseaux sociaux, ne sont pas seulement des indicateurs de communication mais aussi de prestige social. Sinon comment expliquer que quelqu’un qui ne travaille pas possède un smartphone à 200’000 ouguiyas (plus de 4000 francs suisses, ndlr.)? C’est pour se valoriser.
Heidi.news : Quel est le rêve qui entoure la migration ?
Ce n’est pas le rêve, c’est le fantasme. Freud dit que le rêve est la réalisation superficielle d’un désir refoulé, mais les logiques, la lucidité, la réalité, peuvent être un frein au rêve. Beaucoup de gens ici qui sont partis, qui ont failli mourir, n’entretiennent plus le fantasme, ils sont devenus des sentinelles contre la migration clandestine. Ce n’est pas dans l’ordre du rêve donc. Mais quand on est dans des logiques de fantasme, on ne peut plus arrêter les individus. Ils deviennent persuadés, et on ne peut rien faire. Ils pensent qu’il y a là-bas des arbres au parc Montsouris (un des grands parcs de Paris, ndlr.) qu’on peut secouer et que des euros vont en tomber. Quand quelqu’un atteint ce niveau d’endoctrinement, il est déconnecté par rapport à la réalité. Avec ces gens-là, on ne peut rien faire. L’individu a perdu toute lucidité.
Cela encourage les jeunes à tous les niveaux. Même mes étudiants. Il y a vingt ans, je pouvais enseigner et échanger à propos d’Antonio Gramsci, de Pierre Bourdieu. Aujourd’hui? C’est devenu plus compliqué, tout le monde rêve d’avoir son diplôme, et pfiou. Partir.
Heidi.news : Avec un portable et de l’argent, on a cette impression que n’importe quelle frontière peut être franchie…
C’est ce qui entretient le fantasme. Devant un objet virtuel, on oublie qu’on ne parle pas qu’à des chiffres et à des objets. On parle, comme disait Marx, à des êtres humains en chair et en os. Aujourd’hui, on est dans des logiques comme cela, entretenues par tous. Mes cousins en Europe m’ont plusieurs fois demandé pourquoi je n’étais pas resté là-bas, j’ai eu des opportunités pour enseigner à Genève par exemple. En somme, il y a deux tranchants à ces réseaux sociaux, d’un côté, ils sont un drame car ils participent à cette logique de perception différenciée, de l’autre ils permettent de déconstruire les mythes car ils donnent accès à la réalité.
Source : Heidi.news
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