
Afrique XXI – Témoignages · Les réseaux sociaux, en relayant une image idéalisée et stéréotypée de l’Europe, perturbent la communication entre les jeunes exilés arrivés sur le Vieux Continent et leurs amis et familles restés au pays. Une situation qui pèse notamment sur leurs relations sociales.
À l’époque du numérique et des réseaux sociaux, les échanges entre les personnes immigrées en Europe et leurs amis dans leurs pays d’origine sont intenses et instantanés, bien davantage que, jadis, les échanges de lettres entre les exilés et leurs familles. Au cœur de ces messages dans les deux sens s’ébauche et se défait une image de l’Occident intimement liée aux attentes de part et d’autre et à l’image de soi projetée, bien souvent très éloignée de la réalité vécue.
Du 12 juin au 27 juillet 2022, une enquête a été menée en Côte d’Ivoire dans le cadre d’un master de recherche sur les échecs des migrations infantiles dans les villes d’Abidjan, Daloa, Man et Guiglo. Entre mai et avril 2024, des données complémentaires ont été recueillies dans un but comparatif en France, plus précisément à Marseille (Bouches-du-Rhône). L’étude du contenu des conversations entre les mineurs non accompagnés (MNA) en Europe et leurs amis révèle plusieurs thématiques : on échafaude des stratégies pour préparer un nouveau départ, on fait espérer, on fait douter, on suscite des incompréhensions et on marque des ruptures.
S’inventer une biographie pour optimiser ses chances
Parfois, les débats concernent l’élaboration de nouvelles stratégies pour convaincre celui qui a échoué de tenter à nouveau sa chance. Becker, âgé de 18 ans et de deux de moins lors de l’échec de sa tentative de départ, est l’un des jeunes rencontrés à Man. Il raconte, agacé, le contenu de ses échanges avec l’un de ses amis fraîchement entré en Europe. Ce dernier cherchait à le persuader de reprendre la route de la migration. Face à ses réticences, il lui suggérait des itinéraires et des contacts. Et lui proposait aussi son aide pour la préparation de son argumentaire en prélude à une demande d’asile, une fois arrivé à destination.
Mon propre ami avec lequel j’étais en Libye, et qui m’avait dit de ne pas revenir en Côte d’Ivoire, m’a proposé de me rendre en Tunisie. Il m’a dit qu’il avait un réseau, qu’il m’aiderait à partir de là-bas. Je lui ai dit que je n’irai plus jamais dans ces pays : ce sont des racistes, ces pays arabes. Et puis, je me dis que même si je réussis à rentrer en Europe, quels arguments je vais utiliser pour avoir des papiers ? La Côte d’Ivoire n’est pas un pays en guerre pour que je puisse faire une demande d’asile, ce plan-là est mort. Je ne peux pas dire qu’il y a du chômage en Côte d’Ivoire, car il y a aussi du chômage en Europe. Mon ami qui est en France, tu sais ce qu’il a fait ? Il m’a dit que, une fois arrivé en France, il a déclaré qu’il était gay et qu’on ne les aimait pas en Côte d’Ivoire. Je ne sais pas s’il a dit ça pour avoir des documents ou s’il est réellement devenu comme cela. Donc son plan pour moi était de me mettre en contact avec une ONG qui défend ce genre de personnes. Il m’a énervé quand il m’a raconté tout ça. Après notre conversation, j’ai effacé le message et j’ai effacé son numéro de mon téléphone.
L’argumentaire sur la situation politique de la Côte d’Ivoire est précis. En effet, avec la normalisation de la situation dans le pays, l’argument lié à la crise postélectorale1 de 2010 est désormais caduc. En septembre 2022, lors d’une allocution2 devant l’Assemblée générale de l’ONU, le président ivoirien a salué la déclaration du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) du 30 juin de la même année qui mettait fin au statut de réfugié pour les Ivoiriens ayant fui les violences postélectorales.
« Il y a certaines choses avec lesquelles on ne joue pas »
Face à cette situation, certains migrants n’hésitent pas à miser sur les sensibilités liées aux droits humains et, en particulier, sur la défense des minorités victimes de discrimination comme les membres de la communauté LGBTQIA+. L’utilisation de cet argument n’est pas dénuée de sens lorsqu’on vient d’un pays d’Afrique de l’Ouest, où les relations amoureuses et sexuelles entre deux personnes du même sexe sont punies, interdites ou taboues. En Côte d’Ivoire, les personnes LGBTQIA+ sont effectivement marginalisées, et certaines cachent leur orientation sexuelle. Pour ceux qui l’assument aux yeux de tout le monde, le prix à payer est souvent l’exclusion sociale, voire pire.
Jouer sur les identités, fictives ou réelles, demeure une stratégie parmi tant d’autres pour les exilés. Mais elle peut être lourde de conséquences sur l’image auprès des siens si cette identité vient à être découverte. Et même si elle est fictive, ne dit-on pas en Côte d’Ivoire qu’« il y a certaines choses avec lesquelles on ne joue pas » ? L’homosexualité en fait partie. La réaction énervée de Becker, qui efface de son téléphone le message et son auteur, l’atteste.
À Marseille, un mineur non accompagné résume ainsi le contenu de ses correspondances avec ses amis dans son pays d’origine : « Certains Africains ne croiront jamais ce qu’on dit de l’Europe et cela jusqu’à la fin du monde. » Il partage ainsi son exaspération devant la difficulté de convaincre les jeunes restés au pays de l’inexactitude de leur vision d’une vie idyllique en Europe. Certains de ses amis lui réclament constamment de l’argent qu’il n’a pas et refusent de le croire quand il tente de leur expliquer sa situation. Sur les réseaux sociaux pourtant, comme beaucoup d’autres jeunes de son âge, il poste régulièrement des photos de lui où il pose fièrement avec ses amis dans plusieurs lieux emblématiques de Marseille. Ce jeune semble ignorer l’effet des images sur les perceptions des personnes qui les regardent et l’écart pouvant exister entre l’image projetée et la réalité vécue, ainsi que l’ambivalence des réseaux sociaux.
Khalif Traoré est sociologue. Diplômé de master à l’université de Cocody- Abidjan et de l’EHESS-Marseille
Source : Afrique XXI
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