Le jour où Elon Musk est devenu le premier opposant à Donald Trump

La relation du président des Etats-Unis avec le patron de SpaceX a explosé, jeudi, six jours après la fin de la mission officielle de ce dernier. Noms d’oiseaux, menaces, accusations, les deux hommes ont étalé au grand jour leurs divergences.

Le Monde – Alliance ou amitié virile, convergence d’intérêts ou fascination mutuelle : tout cela est fini. La relation unique entre Donald Trump et Elon Musk a explosé à ciel ouvert, jeudi 5 juin, dans une escalade verbale d’une rare violence entre deux ego sans limites, finissant en menaces. Le patron de SpaceX et du constructeur automobile Tesla se trouvait encore dans le bureau Ovale, six jours plus tôt, pour une sorte de pot de départ chaleureux avec le président. Sa mission officielle à la tête du département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) prenait fin. Ses entreprises, en souffrance à l’image de Tesla, réclamaient toute son attention. Ce jour-là, Donald Trump saluait son travail et son sacrifice pour débusquer la gabegie et les fraudes dans les agences fédérales.

Mais, déjà, les critiques d’Elon Musk contre le projet de loi majeur du président, le « Big Beautiful Bill », s’aiguisaient. Ce train de dépenses, prévoyant notamment des baisses d’impôts massives et de nouveaux moyens pour la politique migratoire, a passé d’un rien l’épreuve du vote à la Chambre des représentants, mais doit être à présent examiné au Sénat. Or certains républicains se montrent réservés, au nom de l’accroissement de la dette publique, qui approche déjà 37 000 milliards de dollars (32 300 milliards d’euros).

L’argument est aussi au cœur des préoccupations affichées par Elon Musk, qui a franchi un nouveau pas, sur son réseau X, en se posant en premier opposant du projet. « La banqueroute de l’Amérique, ça ne va pas ! Tuez le texte », réclamait-il mercredi. Pas d’amendements ni de corrections : sa condamnation.

Le président américain « très déçu »

Pendant ce temps, dans une pause inédite depuis le début de son mandat, Donald Trump gardait le silence. Jusqu’à ce jeudi. En recevant à la Maison Blanche le chancelier allemand, Friedrich Merz, le président américain a été interrogé sur les propos d’Elon Musk. « Ecoutez, Elon et moi avions une excellente relation. Je ne sais pas si ce sera encore le cas. » Se disant « très déçu » par son ancien allié qu’il a « beaucoup aidé », Donald Trump notait que le patron de SpaceX s’était gardé de l’attaquer personnellement. Il expliquait aussi cette opposition au projet de loi par la fin programmée des crédits d’impôt pour les voitures électriques, contrariant les intérêts d’Elon Musk.

Donald Trump a mis aussi ces attaques sur le compte d’une déchéance, d’une amertume intime. « Je vais être honnête, je pense que cet endroit lui manque. Je pense qu’il s’est retrouvé dehors et, tout d’un coup, il n’était plus dans ce magnifique bureau Ovale. » Le président a confié qu’il avait proposé à Elon Musk, quelques jours plus tôt, pour sa cérémonie de départ, de masquer son œil au beurre noir avec du maquillage. Celui-ci avait refusé, expliquant ensuite aux journalistes qu’il lui avait été causé par son fils de 5 ans. « Il veut être qui il est », en a conclu Donald Trump, dont la réaction devant les caméras était plutôt mesurée, confirmant une forme de traitement unique réservée à l’entrepreneur.

Elon Musk avait joué un rôle important dans sa campagne électorale, y consacrant plus de 270 millions de dollars. Il avait ensuite posé ses valises à Mar-a-Lago (Floride), pendant la période de transition, assistant à des entretiens officiels du président élu, ou bien participant aux échanges sur la composition de la future administration. Puis il avait eu une liberté d’action inédite, à la tête du DOGE, pénétrant le cœur des agences gouvernementales avec ses informaticiens, sabre au clair. Elon Musk avait participé aux réunions de cabinet filmées. Donald Trump, lui, transformait la cour de la Maison Blanche en concession Tesla, le 11 mars, permettant à l’entrepreneur d’exhiber cinq modèles. « Je pense qu’il a été traité de façon très injuste par un très petit groupe de personnes », estimait le président, au sujet de son allié, qu’il qualifiait de « patriote ».

« Donald Trump figure dans les dossiers Epstein »

Mais ce temps-là est bien fini. Elon Musk s’est précipité tel un kamikaze, jeudi, contre la façade de la Maison Blanche, armé de ses messages en rafale sur X. Il y a prétendu que, sans lui, « Trump aurait perdu l’élection », soulignant ensuite son « ingratitude ». Pendant que l’action de Tesla s’effondrait de 14 % en Bourse, Elon Musk lançait un sondage en ligne : « Est-il temps de créer un nouveau parti politique en Amérique qui représenterait vraiment les 80 % au centre ? »

L’entrepreneur a soudain eu une révélation publique. « Les droits de douane de Trump vont causer une récession dans la deuxième moitié de l’année. » Mais le pic fut atteint dans un autre message. « Il est temps de lâcher la bombe vraiment grosse : Donald Trump figure dans les dossiers Epstein. C’est la raison réelle pour laquelle ils n’ont pas encore été rendus publics. Bonne journée, DJT ! [les initiales du président] »

Jeffrey Epstein, qui s’est suicidé en prison en 2019, fut un puissant financier, très mondain, condamné pour de multiples agressions sexuelles et trafic de mineurs. Les dossiers de l’enquête tentaculaire font l’objet de théories conspirationnistes sans fin. Les relations personnelles entre Donald Trump et Jeffrey Epstein étaient connues de longue date, reconnues par le premier il y a vingt-trois ans.

Le refus de l’administration, à ce jour, de publier l’intégralité des dossiers suscite une incompréhension dans le monde MAGA (« Make America Great Again »). En réponse à un influenceur de droite, qui appelait jeudi à une procédure de destitution contre Donald Trump et son remplacement par J. D. Vance, Elon Musk a répondu : « Oui. »

Enchevêtrement de conflits d’intérêts

Sur son réseau Truth Social, Donald Trump a expliqué qu’Elon Musk « est devenu fou ». « Cela ne me dérange pas qu’Elon se retourne contre moi, mais il aurait dû le faire il y a des mois », a ajouté le président, qui a fait une suggestion audacieuse : « La façon la plus simple d’économiser de l’argent dans notre budget, des milliards et des milliards de dollars, est de mettre un terme aux subventions et aux contrats gouvernementaux d’Elon. J’ai toujours été surpris que Biden ne l’ait pas fait ! » Elon Musk a répondu par le sarcasme, en le mettant au défi de passer à l’acte.

Rarement aura-t-on vu, pourtant, ces derniers mois, un tel enchevêtrement de conflits d’intérêts, finissant par gêner Donald Trump lui-même. Lors de sa tournée au Moyen-Orient, par exemple, le président américain a découvert, selon le Wall Street Journal, qu’Elon Musk tentait de bloquer un accord entre les Emirats arabes unis et son concurrent dans le domaine de l’intelligence artificielle, Sam Altman (OpenAI), s’il n’y était pas inclus.

Il est difficile d’anticiper toutes les conséquences de cette rupture entre les deux hommes. Dans l’immédiat, Elon Musk a annoncé que Dragon, la navette spatiale de SpaceX que la NASA utilise pour ravitailler la Station spatiale internationale, ne serait plus disponible, dès lors que Donald Trump envisage une rupture des contrats gouvernementaux le concernant. Avant de revenir sur sa déclaration quelques heures plus tard.

Sur un plan politique, Elon Musk est certes un maréchal d’empire numérique sans armée réelle, ayant suscité beaucoup d’animosité et de jalousie dans les rangs républicains et au sein même de la Maison Blanche. Mais c’est également l’homme le plus riche du monde, qui a goûté au vertige de la politique, premier parmi les influenceurs grâce à son contrôle très partisan du réseau X. L’algorithme configuré aux paramètres du trumpisme pourrait se retourner contre le président, à sa demande.

Pièce rapportée, utile mais ingérable

Dans ce monde MAGA, Elon Musk a été souvent vu comme une pièce rapportée, utile et transgressive, mais aussi ingérable, un homme opposé comme tous les milliardaires aux droits de douane et à la lutte contre l’immigration illégale, les deux piliers du trumpisme. Le mode de vie du patron de Tesla – qui avait organisé sur X le lancement de campagne du gouverneur de Floride Ron DeSantis, lors des primaires républicaines en 2023 – en fait aussi un personnage controversé.

Dans un article retentissant publié le 30 mai, le New York Times a révélé des détails sur sa consommation soutenue de drogues avant l’élection. « Il a dit à des gens qu’il prenait tellement de kétamine, un puissant anesthésique, que cela affectait sa vessie, un effet connu d’un usage chronique, écrit le quotidien. Il prenait de l’ecstasy et des champignons hallucinogènes. Et il voyageait avec une boîte de médicaments quotidiens qui contenait environ vingt cachets, dont ceux portant la marque du stimulant Adderall, selon une photo de la boîte et des personnes qui l’ont vue. »

De nombreuses voix ont aussi critiqué le montant décevant des économies identifiées par le DOGE dans les dépenses publiques. « On pourrait faire au moins 2 000 milliards » de dollars de coupes, s’était hasardé Elon Musk sur scène, fin octobre 2024, lors du plus grand meeting de campagne de Donald Trump, au Madison Square Garden de New York. Dès janvier, il considérait 1 000 milliards de dollars comme un objectif plus raisonnable. Le 20 février, sur la scène de la conférence conservatrice CPAC, Elon Musk recevait une tronçonneuse électrique des mains du président argentin Javier Milei, qu’il brandissait comme un jouet, hilare.

Après quatre mois de chaos, de polémiques incessantes, de plaintes multiples en justice, de manifestations de fonctionnaires brutalement renvoyés, le DOGE affiche un résultat plus modeste : 175 milliards de dollars. Et encore : les médias américains soulignent que ces économies ne sont pas documentées. « Tu es un imposteur ! », lui aurait crié le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, lors d’une altercation à la Maison Blanche, rapportée par plusieurs sources.

« Il y a deux Roi-Soleil et seulement un ciel »

Jeudi, les conseillers de Donald Trump, passés en gestion de crise maximale, cherchaient à isoler l’entrepreneur, en réclamant un soutien appuyé chez les républicains. Parmi ces élus, beaucoup ont mesuré ces dernières semaines lors de réunions publiques l’image déplorable du patron de SpaceX, vu comme une menace pour la protection sociale et l’assurance-maladie. Son investissement personnel dans la campagne pour un poste à la Cour suprême du Wisconsin – près de 100 millions de dollars – a été contre-productif. Une partie des électeurs ont eu le sentiment qu’il cherchait à acheter les voix.

Steve Bannon, ancien conseiller spécial de Donald Trump, devenu l’un des principaux idéologues du populisme nationaliste, annonçait dès novembre 2024 au Monde que l’alliance entre les deux hommes ne pourrait durer éternellement. « Il y a deux Roi-Soleil et seulement un ciel, s’amusait-il. Elon est un gars super, un entrepreneur, un brillant jeune homme, un ingénieur. Mais le président Trump est le leader spirituel de ce mouvement. »

Jeudi, le même Steve Bannon enrageait dans son émission sur le réseau Real American Voice. « Elon Musk travaille pour lui-même. Quand les gens comme moi ont dit [à Trump] : “Vous commettez une erreur, c’est un gars mauvais, il va se retourner contre vous, il n’est pas des nôtres, il est aussi totalement incompétent”, le président Trump a dit : “Donnez-lui une chance !” » Steve Bannon appelle dorénavant à une enquête officielle sur le statut migratoire d’Elon Musk et à son expulsion immédiate du pays. Il recommande aussi à Donald Trump de nationaliser SpaceX par décret présidentiel.

 

 

 (Washington, correspondant)

 

 

 

Source : Le Monde – (Le 06 juin 2025)

 

 

 

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