Mamadou Fall, historien : « L’histoire du continent africain est demeurée piégée dans un imaginaire européen »

Le coordinateur du projet de réécriture du passé du Sénégal revient, dans un entretien au « Monde », sur les enjeux de cette initiative établissant une « propre chronologie » de l’histoire du pays.

Le Monde  – Le Sénégal a lancé en 2014, sous l’égide de l’historien et ancien ministre de l’éducation Iba Der Thiam, (1937-2020), un programme de réécriture de son passé – L’histoire générale du Sénégal – visant à « décoloniser » son récit national. Alors que plusieurs pays africains ont engagé une démarche similaire, Mamadou Fall, historien et coordinateur du projet sénégalais, revient sur les enjeux de cette initiative.

Où en est le programme de réécriture de l’histoire générale du Sénégal ?

Nous avons à ce jour publié dix-neuf volumes offrant une perspective africaine et non eurocentrée sur notre passé. Vingt autres sont en préédition. Nous avons aussi produit une base de données historique unique qui intègre archives, textes, vidéos, témoignages, photos, audios issus de nos publications. Par ailleurs, nous avançons vers un programme qui embrasse, certes toute l’histoire du Sénégal, mais en la replaçant dans le contexte ouest-africain. Reste qu’aujourd’hui comme hier, nous restons confrontés à un triple défi : concilier l’objectivité scientifique, les attentes communautaires et l’agenda politique.

Quelle était la nécessité de revoir l’histoire telle qu’elle était rédigée ?

Notre histoire est restée une histoire captive, qui s’est écrite en réaction aux défis venant de l’extérieur, que ce soit l’invasion almoravide (XIsiècle), almohade (XIIe), ou européenne au XVsiècle. A cela s’ajoute l’absence d’un continuum historique intelligible et documenté à même de permettre à notre peuple de se situer dans le temps et l’espace du monde et non dans ses marges subalternes. Comment pouvez-vous envisager votre avenir si vous n’avez aucune maîtrise de votre temps long et de votre espace ? Nous ne pouvions continuer à répéter une histoire emplie de zones d’ombre comblées par l’histoire des autres, singulièrement par celle de l’Europe.

L’histoire du continent africain est demeurée piégée dans un imaginaire géographique et ethnographique européen qui faisait de nos communautés des appendices, reléguées à la marge du monde, alors qu’elles sont au cœur de l’humanité. Cet imaginaire, de par sa force suggestive, a des siècles durant organisé nos connaissances et la direction de notre historiographie

Ainsi, jusqu’au XVsiècle, la géographie grecque a isolé l’Afrique dans un monde de dieux et de monstres. Elle a aussi établi une distance et une hiérarchie de l’espace entre l’Europe et une Afrique subalterne. Ces représentations européennes ont placé l’histoire du continent sous une chape de plomb tout en lui donnant une trajectoire confuse et toujours dépendante. Notre initiative tente de déconstruire tout cela, dans le sillage du travail commencé dès 1964 par l’Unesco à travers l’histoire générale de l’Afrique.

Pourquoi avoir opté pour un découpage chronologique différent de la chronologie classique qui se distingue par quatre périodes de l’Antiquité à la période contemporaine ?

Le fait d’avoir calqué le découpage de l’histoire de l’Europe – Antiquité, Moyen Age, période moderne et contemporaine – sur la nôtre a mené nombre d’historiens africains à rechercher des équivalents de ces périodes pour raconter leur passé. Or le Sénégal, par exemple, a des repères forts et des relais marquants dont la chronologie européenne ne pouvait rendre compte.

Nous avons donc établi notre propre chronologie marquée par des césures qui ont fait date : de l’islamisation au Xsiècle à nos jours, en passant par les révolutions du XVIIIe ou la séquence anticoloniale de Thiaroye survenue en 1944.

Ainsi, au lieu d’avoir une histoire saucissonnée en fonction de sollicitations extérieures, nous avons renoué avec le continuum historique établi par Cheikh Anta Diop. Nous sommes partis de nos origines lointaines qui s’enracinent dans l’héritage de l’Egypte, de l’Ethiopie, de Méroé, du Dhar Tichitt depuis le Sahara mauritanien et de l’histoire du Wagadu et du Mandé. Jusque-là, notre récit national s’était coupé de ce legs qu’on pensait lointain et étranger.

Entre 1964 et 1999, sous l’égide de l’Unesco, 230 chercheurs africains ont rédigé huit tomes portant sur l’histoire générale de l’Afrique. Pour autant, cette somme scientifique demeure largement inaccessible aux élèves africains. L’histoire générale du Sénégal sera-t-elle intégrée aux manuels scolaires du pays ?

Notre ambition est de permettre aux jeunes de s’emparer de cette histoire. Nous allons dans un premier temps produire une déclinaison digitale. L’idée est aussi d’en faire un outil d’insertion professionnelle en formant des jeunes à la réalisation de documentaires autour des contenus de l’histoire générale du Sénégal. Il y aura également des outils pédagogiques sous forme de films d’animations, de fresques, de podcasts, de jeux vidéo toujours basés sur notre travail d’historien.

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Propos recueillis par 

 

 

Source : Le Monde – (Le 02 juin 2025)

 

 

 

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