Identité

Chronique - Je n’ai jamais accepté de jouer «l’Arabe de service». Pour cela il fallait à chaque fois se battre et remettre les choses à leur place. Nous sommes vus d’une certaine façon; c’est à nous de corriger ce regard quand il lorgne vers un certain rejet.

Le 360.ma – Nous sommes nombreux et pas uniquement les fans du football, à regretter que le jeune prodige Lamine Yamal, fils d’un émigré marocain clandestin installé en Espagne, ait choisi de jouer dans l’équipe nationale espagnole et pas marocaine. Il aurait hésité et finalement, paraît-il, ce fut sa mère, guinéenne, qui l’aurait poussé à faire un tel choix. Pour le moment, il est au FC Barcelone.

Par ailleurs, lorsque Achraf Hakimi marque un but pour le PSG, comme ce fut le cas samedi dernier lors de la finale de la Ligue des Champions à Munich, certains ont exprimé leur joie en exhibant le drapeau marocain.

Cela fait plaisir, mais rappelons que le Marocain jouait pour la France dans un match décisif. Le Maroc n’y était pour rien.

Cela n’empêche que ces deux joueurs nous enchantent et font de chaque match un ballet à la chorégraphie superbe. Cela relève de la magie et d’un travail profond durant plusieurs années. Ils n’ont pas le temps de s’interroger sur leur identité tellement celle-ci est évidente.

Les Marocains font de leur identité une fierté souvent affichée et célébrée. Pourtant, il est des domaines où il ne serait pas nécessaire de rappeler l’identité. Des artistes, même ceux qui adorent leur pays, souhaitent souvent être présentés comme des «artistes», sans pays d’origine collé à leur nom. Ce n’est pas mon cas.

Il est vrai que lorsqu’on parle de Dali ou de Miro, on rappelle rarement qu’ils étaient nés en Espagne et voyageaient avec un passeport espagnol. Quant à Picasso, nombre de ses admirateurs le considéraient comme Français, alors que la préfecture de Paris avait refusé plusieurs fois de lui accorder cette nationalité!

Annie-Cohen Solal raconte cela dans un très bel essai sur la France et ses étrangers, «Un étranger nommé Picasso» (Fayard; Prix Femina essai 2021).

Je me souviens du cas d’un ami, né dans le Sud-Liban, ayant écrit deux romans publiés par les éditions du Seuil. Cet écrivain était entré dans une fureur quand un journaliste l’a présenté en tant «qu’écrivain libanais». Il a dit : «je suis écrivain, point». Ce que le journaliste n’a pas admis.

«Nous savons tous qu’il y a dans le ton et la façon de considérer les écrivains ou artistes qui sont marocains et français quelque chose d’insidieux, à peine visible. Un renvoi à la case départ, avec un racisme quasi naturel qui ne dit pas son nom. »

—  Tahar Ben Jelloun

Il m’est arrivé deux petits incidents qui rejoignent ce débat.

J’étais invité au Journal de 19h sur la chaîne Suisse romande. Le journaliste me présenta en tant «qu’écrivain de confession musulmane». J’étais venu présenter un roman qui ne parlait même pas d’islam. C’était «l’Insomnie». Je l’arrêtai tout de suite et rectifiai : «Monsieur, est-ce que je vous ai demandé votre religion ? Non, alors pourquoi parler de la mienne d’autant plus que je considère que l’appartenance à une religion relève de la vie privée».

Une autre fois, j’étais invité par une chaîne publique française pour parler de mon nouveau roman. Le journaliste me dit au téléphone : «Nous avons prévu de réaliser un reportage sur vous et nous avons choisi de faire l’entretien à la Mosquée de Paris, dans le 5ème arrondissement».

Je me mis en colère : «Dites-moi, Monsieur, quand vous invitez Bernard-Henri Levy ou Alain Finkielkraut, est-ce que vous leur proposez de faire l’entretien dans une synagogue ?»

Le journaliste me répondit «non».

Alors, je lui dis, nous ferons l’entretien au Jardin du Luxembourg parce que j’adore ses arbres et ses bassins!

Par ailleurs, je n’ai jamais accepté de jouer «l’Arabe de service». Pour cela il fallait à chaque fois se battre et remettre les choses à leur place. Nous sommes vus d’une certaine façon; c’est à nous de corriger ce regard quand il lorgne vers un certain rejet.

La fierté d’être marocain ne se discute pas. Mais nous savons tous qu’il y a dans le ton et la façon de considérer les écrivains ou artistes qui sont marocains et français quelque chose d’insidieux, à peine visible. Un renvoi à la case départ, avec un racisme quasi naturel qui ne dit pas son nom.

Une écrivaine célèbre, française et marocaine, invitée par tous les médias sans exception, a même osé dire «Nous sommes tolérés !»

Peut-être, mais c’est aux écrivains, aux artistes de savoir comment se faire accepter sans arrière-pensées.

Mais avant d’atteindre la notoriété universelle (le nom de Picasso se suffit à lui-même), il faut avoir bourlingué dans le monde et s’être imposé dans une légitimité d’artiste incontestable. Or, quand on est au début d’une carrière, on ne soulève pas ce genre de débat. Il faut exister surtout dans un monde où les imposteurs et les falsificateurs sont légion. Tout le monde sait que l’inversion des valeurs atteint le comble de la bêtise.

Le marché de l’art au Maroc connaît une certaine effervescence. Tant mieux. Mais dans le tas, il y a des faiseurs qui trompent la petite caste des collectionneurs. Cela fait illusion un temps, et après, la vérité reprend ses droits.

Quant aux génies, qu’ils soient footballeurs ou artistes peintres, ils ne courent pas les rues ni de Casa ni du Caire. Je rappelle ce qu’en disait Paul Valery: «L’homme de génie est celui qui m’en donne». Et qu’importe son identité.

 

 

 

Tahar Ben Jelloun

 

 

 

Source : Le 360.ma (Maroc)

 

 

 

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