Pap Ndiaye : « Le contexte actuel est marqué par des tensions mémorielles, des crispations identitaires »

Le Soleil  – Historien des diasporas noires, spécialiste des Amériques et ancien ministre de l’Éducation nationale en France, Pap Ndiaye est à Dakar dans le cadre du colloque international « Des racines au Bayou, une histoire des hommes et du jazz entre l’Afrique de l’Ouest et la Nouvelle-Orléans » sur les circulations culturelles.

Dans cet entretien, il revient sur l’importance du jazz comme vecteur de mémoire et d’espoir, la centralité de Dakar dans les dynamiques diasporiques, ainsi que les défis contemporains liés à la reconnaissance des héritages africains dans l’histoire mondiale. À travers son regard d’universitaire et d’ancien responsable politique, il plaide pour une culture du lien, de l’ouverture et de la transmission.

Vous êtes à Dakar, ville carrefour entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques. Que signifie, pour vous, cette traversée géographique et symbolique ?

Dakar constitue effectivement un carrefour entre plusieurs continents. C’est une ville-monde, tournée à la fois vers l’Europe et les Amériques. Elle revêt donc une importance particulière dans le cadre de mes recherches universitaires, étant historien des Amériques noires et travaillant également sur les diasporas noires en Europe, en particulier en France. Par ailleurs, Dakar est la ville d’origine de ma famille paternelle, ce qui lui confère aussi une dimension affective. Ces éléments justifient pleinement ma présence ici.

En quoi la table ronde autour du jazz et des circulations culturelles vous semble-t-elle importante dans le contexte actuel des tensions mémorielles ?

Le contexte actuel est marqué par des tensions mémorielles, des crispations identitaires et des replis nationalistes. Cette situation est particulièrement visible aux États-Unis aujourd’hui. Il devient crucial de mettre en valeur les dynamiques de circulation : circulation des hommes, y compris dans la dimension tragique de l’esclavage, des migrations, mais également des échanges culturels. Le jazz incarne précisément cette idée : c’est une musique métissée, enracinée dans des traditions africaines tout en s’enrichissant d’autres influences, pour produire une forme nouvelle, notamment en Louisiane au XXe siècle. Le jazz représente, à mes yeux, un contre-discours face aux tendances néo-souverainistes et nationalistes qui se développent aujourd’hui sur tous les continents.

Le jazz est souvent décrit comme une musique née de la douleur, mais tendue vers la liberté. Y voyez-vous une métaphore possible des trajectoires noires à travers l’histoire ?

Le jazz exprime à la fois les tragédies de l’Histoire, notamment la traite, l’esclavage et les multiples formes de violence subies par les descendants d’Africains dans les Amériques. Cela ne fait aucun doute. Toutefois, cette musique ne se limite pas à la plainte : elle incarne également l’espoir et la libération. Il ne s’agit pas d’un simple registre de déploration. En cela, le jazz occupe une place essentielle. Il offre également des enseignements pour notre temps, en particulier par sa dimension improvisée : il nous invite à penser que l’avenir n’est pas prédéterminé.

En tant qu’historien, que vous inspire ce retour aux sources africaines du jazz porté par Alune Wade ? Peut-on vraiment remonter le fil musical de l’Afrique à la Louisiane ?

Il est certain que le jazz s’inscrit dans un héritage musical profondément ancré dans le continent africain. Il en va de même pour le blues, très influent aux États-Unis. Dans le delta du Mississippi, les origines africaines du blues sont parfois encore plus évidentes que celles du jazz. Toutefois, le jazz ne puise pas uniquement dans les traditions africaines ; c’est une musique métissée. Il est donc nécessaire de revenir à l’Afrique, tout en gardant à l’esprit que le jazz, notamment celui de Louisiane, s’est aussi nourri d’autres traditions, amérindiennes et européennes. Il convient de valoriser les origines africaines de cette musique, ce qui rend d’autant plus remarquable le travail accompli par Alune Wade.

Le jazz est aussi un langage de la transformation, de l’improvisation. Est-ce ainsi que vous percevez l’histoire, comme un tissu vivant, constamment réinterprété ?

Il s’agit d’un tissu vivant, en constante réinterprétation. L’Histoire, à l’image du jazz, n’est jamais écrite à l’avance. Si l’on peut envisager des trajectoires et des possibles, rien n’est certain, et le pire n’est jamais inévitable. Le jazz constitue aussi une invitation à l’espérance. Cette notion d’espoir est centrale dans les mondes diasporiques noirs. Elle s’est traduite par des engagements politiques, religieux et culturels. C’est une composante essentielle. On ne peut se permettre de désespérer. Le jazz, en ce sens, propose une leçon. Il nous montre également les limites à ne pas ignorer : tout comme le jazz s’inscrit dans des cadres instrumentaux spécifiques, l’Histoire s’inscrit dans des répertoires d’action qu’il ne faut pas négliger. On ne peut faire tout ce que l’on souhaite, ni en musique ni en histoire.

 

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Entretien réalisé par Amadou KéBé

 

 

 

Source : Le Soleil (Sénégal)

 

 

 

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