Thomas Piketty : « La France doit 30 milliards d’euros à Haïti et devrait lancer des discussions sur les modalités de restitution »

Au XIXᵉ siècle, l’Etat français a imposé à son ancienne colonie une dette massive pour compenser les pertes des propriétaires esclavagistes. Il est temps d’organiser une restitution, dans une démarche de justice historique, plaide l’économiste dans sa chronique.

Le Monde  – Il y a deux siècles, en 1825, l’Etat français imposait à Haïti un tribut afin de dédommager les propriétaires d’esclaves pour leur perte de propriété. Cette dette, que le frêle Etat haïtien a dû péniblement rembourser jusqu’aux années 1950, a lourdement handicapé le développement du pays, qui est aujourd’hui l’un des plus pauvres du monde.

Tous les régimes qu’a connus la France au cours de cette période (monarchies, empire, républiques) ont continué de percevoir ces sommes, versées en toute bonne conscience à la Caisse des dépôts. Tous ces faits sont bien documentés et ne sont contestés par personne.

Disons-le d’emblée : la France doit environ 30 milliards d’euros à Haïti et devrait dès maintenant lancer des discussions sur les modalités de restitution. L’idée selon laquelle elle n’aurait pas les moyens d’un tel paiement ne tient pas. La somme est importante, mais représente moins de 1 % de la dette publique française (3 300 milliards d’euros) et à peine 0,2 % des patrimoines privés (15 000 milliards) : on est dans l’épaisseur du trait.

Si l’on craint que l’argent soit mal utilisé, alors on peut imaginer qu’il soit placé dans des fonds réservés à des infrastructures d’éducation et de santé indispensables, comme le proposent explicitement depuis 2014 les pays de la Communauté des Caraïbes (Caricom).

Cette proposition a été approfondie dans un remarquable rapport publié en 2023 par le Centre for Reparation Research, de l’université de Kingston (Jamaïque), et l’Association américaine de droit international. Coordonné par Patrick Robinson, ancien président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et juge jamaïcain à la Cour internationale de justice, ce rapport va au-delà du cas haïtien et constitue sans doute le document le plus important publié à ce jour sur la question des réparations post-esclavagistes.

Corriger les injustices du passé

Ses conclusions chiffrées sont désormais reprises officiellement par la Communauté des Caraïbes et l’Union africaine. Le fait même qu’elles aient été si peu débattues dans les pays occidentaux témoigne des inquiétantes déconnexions entre pays du Nord et du Sud qui caractérisent notre époque.

En ces temps troubles, où le trumpisme tente de ressusciter l’idéologie extractiviste coloniale la plus brutale, la France gagnerait à entamer une démarche inverse, en montrant qu’elle est capable d’assumer et de corriger les injustices du passé, en commençant par le cas spécifique mais hautement symbolique d’Haïti.

Au XVIIIe siècle, Saint-Domingue est la perle des colonies françaises, la plus profitable d’entre toutes, grâce à ses productions de sucre, de café et de coton. Les esclaves transportés d’Afrique représentent 90 % de la population de l’île et atteignent un demi-million de personnes à la veille de 1789. Il s’agit de la plus forte concentration d’esclaves de l’espace atlantique de l’époque. Ils se révoltent et prennent le contrôle de l’île en 1791-1792. Sous leur pression, en France, la Convention abolit l’esclavage en 1794.

Les propriétaires se mobilisent et obtiennent dès 1802 son rétablissement dans les autres îles esclavagistes françaises (Martinique, Guadeloupe, Réunion, où l’esclavage se prolongera jusqu’en 1848). Mais, malgré plusieurs tentatives, la France ne parvient pas à reprendre le contrôle de Saint-Domingue, qui proclame son indépendance en 1804, sous le nom d’Haïti.

Une dette traînée comme un boulet

L’Etat français finit par reconnaître le pays en 1825, mais uniquement en imposant le fameux tribut de 125 millions de francs-or. Pour Haïti, la somme représente environ 300 % de son revenu national, trois années de production. Il est impossible de la payer en une seule fois. Un consortium de banquiers français avance la somme, avec intérêts. C’est cette dette qu’Haïti va traîner comme un boulet jusqu’en 1950.

En 1904, les autorités de la IIIe République refusent d’aller aux cérémonies du centenaire de l’indépendance afin de protester contre les retards de paiement. En 2004, dans un contexte très différent, Jacques Chirac renonce à se rendre au bicentenaire, car il craint les demandes de restitution. Que fera-t-on en 2104 ?

Pour transcrire le tribut de 1825 en montant de 2025, le plus transparent est d’appliquer la même proportion du revenu national haïtien actuel, ce qui conduit à une somme minimale de l’ordre de 30 milliards d’euros, compte tenu des remises de dette. Si l’on indexait la somme initiale non pas sur la croissance nominale de l’économie mais sur le rendement moyen du capital, on obtiendrait un montant cinq ou dix fois plus élevé ! L’indexation minimaliste proposée ici est proche de celle retenue dans le rapport Robinson de 2023.

Ce dernier aboutit toutefois à des sommes totales autrement importantes (plusieurs milliers de milliards de dollars de réparations post-esclavagistes dans le cas français, et environ 100 000 milliards à l’échelle mondiale), car il inclut non seulement le tribut de 1825, mais aussi et surtout une estimation de tous les salaires non versés aux esclaves sous l’esclavage, ainsi qu’une évaluation des maltraitances subies (pour un montant comparable aux salaires). L’approche se défend et a le mérite d’être très clairement expliquée dans le rapport.

On peut aussi considérer que l’on ne pourra pas tout régler avec des réparations explicites, et qu’il faut inscrire cette discussion dans un débat plus général sur la réforme du système économique et financier international et des défis sociaux et climatiques du XXIe siècle, ce qui est également l’esprit du rapport Robinson.

Le cas haïtien justifie à mon sens une restitution directe, dans la mesure où il met en jeu des versements interétatiques bien documentés. A un niveau plus général, mieux vaut sans doute privilégier une approche en termes de justice universaliste et prospective, ce qui de facto aboutira à des sommes au moins aussi élevées que dans la perspective de justice réparatrice. Ce qui est certain, c’est que les pays occidentaux ne pourront éternellement éviter ces débats, sauf à se couper durablement du reste du monde.

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde   – (Le 10 mai 2025)

 

 

 

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