
Laabo incite à parler de la mort et des dépouilles silencieuses, pour mieux parler de la vie à Tebégout, là où le fleuve, frôlant une colline, signe la fin de son histoire.
Tout est parti d’un mouvement politique historique mais défaitiste, enraciné dans une réalité sociale propre à la trajectoire de lutte des Peulhs sédentaires. Le mouvement pacifique Yirlo s’est démantelé de lui-même, miné par des membres lassés d’espérer et de lutter, des membres qui croyaient, en réalité, davantage à une fougue passagère qu’à une idéologie solide.
Après des années de silence, seulement ponctuées par des communiqués insignifiants, ce mouvement s’est contenté de condamner, de prier pour de meilleures saisons. Il n’existait plus.
Au bord du fleuve, Laabo était encore le seul militant présent dans le pays, dans les esprits, et sans doute le symbole vivant d’une défaite. Il évoque Lénine, Senghor ou encore Ould Taya dans une même phrase que Schopenhauer. Des textes l’habitent, mais pour l’ensemble du territoire, il s’agit d’un fou instruit qui erre ou stagne devant le silence du fleuve. Il est, pour quelques dignitaires, le fonctionnaire qui en savait trop et qui a heureusement perdu la tête. Même soupir de soulagement chez ses camarades exilés en Europe : celui qui en savait trop s’est tu autrement.
Que savait-il au juste ? Ce que les hommes savent sans que leurs poitrines ni leurs consciences n’en pâtissent — surtout en politique. Car la politique, dans nos contrées, c’est un élan de noblesse animé par le sens de la contribution, par le devoir, pour devenir subtilement un enterrement de l’innocence. Un élan de noblesse qui rencontre aussitôt la vérité des âmes corrompues, le poids léger des valeurs lorsqu’elles sont pesées à côté de l’intérêt personnel. Un poids léger malgré la constance des prosternations et des versets de Dieu psalmodiés dans le silence des Mehadras. L’homme est intérêt.
Une fois qu’il est question de maintenir la flamme, la gloire, le nacre, un train de vie, rien ne pèse lourd. L’animal exprime son attachement à la vie par l’instinct, l’homme par la politique. Les membres de Yirlo, pendant des décennies, avaient une présence politique qui consistait à nourrir une idéologie à laquelle eux-mêmes ne croyaient plus. Mais il fallait maintenir les partisans, qui eux aussi avaient engagé leur vie. Maintenir la foule, l’ancrer davantage à une vérité qui pèserait dans leurs vies, dans leurs rapports à l’autre. Mentir, en faire un art, croire à ses propres mensonges. Profiter de la conscience d’une foule qui croit au politicien sauveur, incapable d’un éveil de conscience politique puisant dans le rationnel. C’est ainsi que des jeunes périssaient dans les champs de bataille au nom d’une idéologie à laquelle les précurseurs ne croyaient plus, mais qu’ils maintenaient en public. Ils jetaient la foule au combat contre eux-mêmes.
Comment auraient-ils avoué ? Qu’ils avaient menti, s’étaient reniés à huis clos, que leurs silences avaient un prix, que leur exil n’était pas politique mais financier, que tous leurs biens émanaient de la générosité de la foule et de la main de l’adversaire qui les achetait pour mieux les abattre. Ils n’ont rien dit. Ils sont partis.
Laabo lui, est resté des années durant à essayer de croire en une lutte, dans une solitude voulue, errant au milieu d’une jeunesse qui le voyait tantôt comme le résidu d’une promesse politicienne, tantôt comme le dernier fidèle. Un fidèle désormais attardé, mais libre.
Après une dernière tentative de réinsertion après la fougue politique — un poste minable à la préfecture — il fallait sombrer, et noyer cette vie de militant raté dans une liqueur qui a fini par noyer ses neurones. Les fous sont libres. Il avait gagné la liberté de porter son chagrin, d’en être le fruit, de sortir du monde des apparences, de ricaner à haute voix, de se dénuder sans perdre sa lumière de fou.
Un après-midi, après des années de militantisme, d’errance, d’amour, la dépouille de Laabo était là, couverte de son mystère, telle un objet inanimé. Elle introduisait la mort aux enfants de Tebégout d’une autre manière. Il ne s’agissait plus du corps du père de famille dignement endormi sur un lit, comme dans les chansons de Baba Maal, ni d’un corps enveloppé d’un drap aux écritures coraniques, entouré de fidèles qui lui livrent une dernière prière avant l’enterrement — ce corps digne, qui décorait la mosquée de sa prestance et de son calme.
Il s’agissait de la dépouille de Laabo. Elle était soudaine. C’était effrayant !
Il y a, dans la dépouille, une étrange plénitude. Un corps vidé de souffle, mais encore plein de présence. Ce n’est plus l’homme — mais ce n’est pas rien. C’est une forme sans force, un lieu déserté mais habité. Elle n’est plus vivante, mais elle contient encore le secret de la vie — comme une jarre brisée garde l’odeur de l’eau qu’elle portait.
La dépouille effraie non pas parce qu’elle est morte, mais parce qu’elle nous rappelle que nous le sommes en devenir. Elle est la preuve silencieuse que l’âme est chose fugitive, et que le corps, malgré ses efforts, ne pèse pas lourd. Et pourtant… on s’incline. On pleure. On respecte. Parce qu’il reste le mystère : que l’homme ait vécu là. Que ce corps ait aimé, souffert, prié, désiré, erré. Que ce morceau de chair ait porté une voix, une mémoire, une conscience. Ce qu’il en reste est à la fois sacré et insignifiant. On croit qu’elle est vide. Mais elle est pleine d’empreintes : du dernier souffle, du regard éteint, du dernier mot jamais prononcé. Une dépouille, ce n’est pas qu’un corps sans âme, c’est un corps qui a vu passer l’âme.
On devrait l’appeler autrement : le dernier habit, l’écrin du passage, la cicatrice du vivant. C’est peut-être pour cela qu’on ne peut la regarder sans frissonner. Elle dit sans parler que nous ne sommes que passants, que l’essentiel est ailleurs. Et pourtant, ce « ailleurs », nous le cherchons dans le corps, jusqu’à son dernier silence.
Encerclée, mais pas totalement observée, les Foutankais la regardaient en se couvrant le nez et la bouche. Les enfants ne disaient rien. Cette dépouille ne résumait pas la vie de Laabo mais nos vies.
Aissata Ahmedou Tidjane Bal
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