Burkina Faso – La fabrique étatique de la violence

Afrique XXIGagné, à partir de 2016, par l’insécurité venue du Mali voisin, le Burkina Faso a vu l’implantation massive de groupes djihadistes sur son territoire. Au fil des ans et des ruptures politiques, le pays a progressivement plongé dans la guerre civile. Depuis l’arrivée du capitaine Ibrahim Traoré, on observe une fabrique étatique de la violence : militaire, civile et politique.

Début mars 2025, plusieurs vidéos envahissent les réseaux sociaux burkinabè. On y voit, dans la région de Solenzo, dans l’ouest du pays, des militaires accompagnés de Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) – des civils armés opérant aux côtés des forces régulières – massacrant des dizaines d’habitants accusés de collaborer avec ces groupes djihadistes1. Au même moment, cette fois près de Fada N’Gourma, dans l’est du pays, des dizaines d’autres habitants auraient subi le même sort tragique. Par ailleurs, si le monde rural est désormais plongé dans ce que certains observateurs qualifient de « sale guerre », la violence exercée par l’État et ses collaborateurs touche l’ensemble de la société : disparitions d’opposants et de défenseurs des droits humains, arrestations de journalistes envoyés au front, intimidations…

Comment comprendre cette violence étatique multisectorielle et multisituée sur le territoire burkinabè ? Surtout, face à l’insurrection djihadiste et à la perte du contrôle de larges pans du territoire national, comment analyser cette contre-insurrection ? La violence pratiquée par les hommes en armes, qu’ils opèrent au sein ou en marge de l’État, apparaît comme un mode de gouvernement, et ces pratiques constituent une politique publique à part entière, accentuée par bientôt une décennie de violence.

Tout d’abord, la junte d’Ibrahim Traoré, arrivé par la force au pouvoir en 2022, s’inscrit dans l’histoire du Burkina Faso, marquée par la centralité de l’institution militaire et faisant de la violence une ressource légitime pour conquérir ou exercer le pouvoir. En effet, ces dynamiques ne sont guère nouvelles : depuis l’indépendance, en 1960, le rôle prépondérant des forces armées dans la politique s’est régulièrement traduit par des coups d’État. Cette « alternance par le putsch »2 illustre la manière dont la violence armée ou sa menace s’imposent comme un levier politique essentiel.

Une double dynamique, militaire et milicienne

Ensuite, la militarisation historique du pouvoir ne se manifeste pas seulement par la présence de militaires à la tête de l’État, mais aussi par des pratiques, des discours et des représentations qui ont imprégné l’ensemble de la société. Ils ont notamment façonné les différentes formes de « gouvernement par la violence »3 des populations, en particulier autour de la figure historiquement située4 du « citoyen en arme », empruntée à Thomas Sankara.

Ainsi, dès son arrivée au pouvoir, le capitaine Traoré a décrété la mobilisation générale et lancé une vaste campagne de recrutement pour renforcer les forces paramilitaires engagées dans la lutte contre les groupes djihadistes. Selon les autorités, 90 000 personnes auraient déjà rejoint les rangs des VDP, une force instaurée timidement en 2019 sous le régime de l’ancien président Roch Marc Christian Kaboré. Ces citoyens burkinabè sont formés, équipés et financés par l’armée afin de participer aux opérations militaires aux côtés des forces régulières. On observe in fine, grâce au concours d’un État militarisé et de ses collaborateurs paramilitaires, une « milicianisation de la guerre contre le terrorisme »6, qui façonne les discours et les représentations politiques autour du conflit, tout en exacerbant les violences et la polarisation de la société.

La construction d’une politique de contre-insurrection

Depuis bientôt une décennie, des groupes djihadistes s’implantent et étendent progressivement leur emprise sur l’ensemble du territoire. Leur avancée se traduit par l’expulsion des représentants de l’État et s’accompagne de dynamiques conflictuelles liées à leur administration de ces populations civiles. Dans de vastes zones désormais sous le contrôle des djihadistes, les forces militaires burkinabè peinent à s’imposer. Elles sont souvent confinées dans leurs bases, limitant leur présence effective à quelques opérations ciblées. Lorsqu’elles se hasardent à des patrouilles, elles sont régulièrement confrontées à des embuscades et à des engins explosifs improvisés (IED) qui réduisent considérablement leur capacité d’action.

Cette situation a conduit à la création de Bataillons d’intervention rapide (BIR). Mieux équipés que le reste de l’armée, ils sont chargés, à travers des opérations axées sur des unités mobiles, de traquer les groupes djihadistes. Cette stratégie fait notamment suite à différentes expériences de dispositifs sécuritaires, comme ceux du GARSI (Groupe d’actions rapides-Surveillance et intervention), des unités d’élite mixtes de la gendarmerie et de l’armée équipées, entraînées et financées, notamment, par des programmes de l’Union européenne entre 2017 et 20217. Ces derniers éléments étaient déjà impliqués dans différentes exactions en lien avec des groupes d’autodéfense contre des populations civiles accusées de collusion avec les djihadistes, dans la boucle du Mouhoun, par exemple. Le processus de spécialisation s’est amplifié, et les BIR se sont multipliés, passant de six à vingt-huit en trois ans, a dit le capitaine Ibrahim Traoré dans son adresse à la nation le 3 janvier dernier.

De manière plus générale, les politiques publiques burkinabè se sont progressivement réarticulées autour d’une économie de guerre : achat de moyens aériens russes et contractualisation avec des « formateurs », acquisition de drones turcs, devenus fer de lance de la communication militaire du régime, recrutement massif.

Les civils en armes au cœur du dispositif

Pour tenter de reprendre le contrôle de ces zones, le deuxième volet de la stratégie s’est déployé à travers la mobilisation de civils en armes. En janvier 2020, l’Assemblée nationale adopte une loi instituant les VDP. Le dispositif prévoit que ces forces supplétives seront encadrées par les Forces de défense et de sécurité (FDS) et bénéficieront d’un soutien financier mensuel. Les volontaires doivent également recevoir un appui matériel et médical en cas de blessure, d’invalidité ou de décès. Une formation accélérée de quatorze jours est mise en place pour les préparer à leur mission. Les VDP sont créés pour compenser le faible maillage territorial de l’armée et son manque de connaissance du terrain. Selon les autorités, les effectifs de l’armée seraient de 14 000 militaires, tous profils confondus. Les VDP seraient donc plus nombreux que les forces régulières.

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Tanguy Quidelleur

Tanguy Quidelleur est docteur en science politique. Il est actuellement chercheur postdoctorant au Centre européen de sociologie

 

 

 

Source : Afrique XXI

 

 

 

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