
Le M Mag – En images – En 1983, l’artiste américaine réalisait, à New York, l’une de ses plus emblématiques performances. Au cours de l’African American Day Parade, elle faisait poser les spectateurs dans des cadres dorés afin de dénoncer le racisme du monde de l’art. Les images de cette agit-prop caustique sont à découvrir à la galerie Mariane Ibrahim, à Paris.
En ce début des années 1980, New York vibre au rythme de l’art, des vernissages, des faits d’armes des plasticiens, des rivalités entre les différentes chapelles : pop art, art conceptuel, peinture figurative, sculpture minimaliste… Artistes, critiques ou galeristes ont beau se chamailler, ils ont beaucoup plus en commun qu’ils ne le pensent. A commencer par leur identité : ils sont, dans leur écrasante majorité, tous des hommes blancs. Les exceptions sont rares, Lorraine O’Grady est de celles-là.
Morte en décembre 2024 à l’âge de 90 ans, la plasticienne, objet d’une exposition rétrospective à la galerie Mariane Ibrahim, à Paris, aura connu un destin à la fois unique et discret, moins romanesque par ses coups d’éclat que par son courage et sa longévité. Elle est née à Boston, de parents immigrés jamaïcains.
Dans les années 1950, elle est l’une des seules filles noires à s’inscrire à la prestigieuse université de Wellesley. Elle se marie, a un enfant, travaille pour différentes administrations, lance une agence de traduction. Au début des années 1970, elle s’installe à New York et écrit pour des journaux.
Comme les aristocrates
A 45 ans, sans aucune formation aux beaux-arts, ni d’appui dans le milieu, elle devient artiste. Notamment grâce à des performances au cours desquelles, sous le nom de « Mlle Bourgeoise Noire » (en français dans le texte), elle s’invite dans les vernissages, vêtue d’une robe de bal constituée de paires de gants blancs cousues les unes aux autres. New York regorge alors de personnages hauts en couleur, mais « Mlle Bourgeoise Noire » est politique et récite des manifestes sur le racisme sous-jacent de ce microcosme.
Un jour de septembre 1983, elle déploie toute sa force dans un moment d’agit-prop. A Harlem, berceau de la communauté noire, où les conditions de vie sont rudes, elle organise la performance « Art is… ». Pendant la African American Day Parade, joyeux défilé annuel, elle marche sur Adam Clayton Powell Jr Boulevard avec une quinzaine d’acteurs vêtus de blanc qui se relaient pour porter des cadres dorés. Ils circulent dans le public, et encadrent le visage des spectateurs qui posent pendant quelques secondes.
Lorraine O’Grady et ses « performers » scandent des slogans en faveur d’un art destiné à tous, et l’ambiance est joyeuse. Les passants hilares, que la bonne société américaine a coutume de mépriser et de confiner aux tâches subalternes, se voient traités, grâce à ce cadre doré qui entoure leur visage, comme les aristocrates qui posaient pour les peintres classiques exposés quelques rues plus bas, au Metropolitan Museum of Art.
La servante noire d’« Olympia »
Les images de cette performance, dont certaines sont présentées jusqu’au 11 mai dans l’exposition « Joie collective – apprendre à flamboyer », au Palais de Tokyo, à Paris, sont longtemps restées confidentielles. En 2015, le Studio Museum de Harlem les exposera. Entre-temps, le quartier a changé, s’est gentrifié. Mais les problématiques sont toujours là.
Et si le monde de l’art a évolué, il est loin d’avoir atteint l’horizon égalitaire vers lequel tendaient Lorraine O’Grady et quelques autres. Elle n’aura cessé, par la suite, de creuser ce sillon. Avec notamment une série de diptyques dans lesquels elle confronte des images de jeunes filles noires à des sculptures antiques égyptiennes, rappelant « l’africanité » de la beauté de ces statues, et les comparant à celles des minorités afro-américaines.
En 1992, elle écrit un essai qui fait date, Olympia’s Maid (« la bonne d’Olympia », Afterimage, vol. 20, no 1, non traduit). Elle étudie le tableau de Manet datant de 1863 et s’intéresse au personnage de la servante noire, à l’arrière-plan. Elle y décrit comment cette femme, peinte sur un fond sombre, invisible, est l’inverse même de l’héroïne Olympia, nue et désirable, éclatante de lumière. En septembre 1983, dans les rues de Harlem, Lorraine O’Grady aura mis les membres de sa communauté au premier plan.
En ce début des années 1980, New York vibre au rythme de l’art, des vernissages, des faits d’armes des plasticiens, des rivalités entre les différentes chapelles : pop art, art conceptuel, peinture figurative, sculpture minimaliste… Artistes, critiques ou galeristes ont beau se chamailler, ils ont beaucoup plus en commun qu’ils ne le pensent. A commencer par leur identité : ils sont, dans leur écrasante majorité, tous des hommes blancs. Les exceptions sont rares, Lorraine O’Grady est de celles-là.
Morte en décembre 2024 à l’âge de 90 ans, la plasticienne, objet d’une exposition rétrospective à la galerie Mariane Ibrahim, à Paris, aura connu un destin à la fois unique et discret, moins romanesque par ses coups d’éclat que par son courage et sa longévité. Elle est née à Boston, de parents immigrés jamaïcains.
Dans les années 1950, elle est l’une des seules filles noires à s’inscrire à la prestigieuse université de Wellesley. Elle se marie, a un enfant, travaille pour différentes administrations, lance une agence de traduction. Au début des années 1970, elle s’installe à New York et écrit pour des journaux.
Comme les aristocrates
A 45 ans, sans aucune formation aux beaux-arts, ni d’appui dans le milieu, elle devient artiste. Notamment grâce à des performances au cours desquelles, sous le nom de « Mlle Bourgeoise Noire » (en français dans le texte), elle s’invite dans les vernissages, vêtue d’une robe de bal constituée de paires de gants blancs cousues les unes aux autres. New York regorge alors de personnages hauts en couleur, mais « Mlle Bourgeoise Noire » est politique et récite des manifestes sur le racisme sous-jacent de ce microcosme.
Un jour de septembre 1983, elle déploie toute sa force dans un moment d’agit-prop. A Harlem, berceau de la communauté noire, où les conditions de vie sont rudes, elle organise la performance « Art is… ». Pendant la African American Day Parade, joyeux défilé annuel, elle marche sur Adam Clayton Powell Jr Boulevard avec une quinzaine d’acteurs vêtus de blanc qui se relaient pour porter des cadres dorés. Ils circulent dans le public, et encadrent le visage des spectateurs qui posent pendant quelques secondes.
Lorraine O’Grady et ses « performers » scandent des slogans en faveur d’un art destiné à tous, et l’ambiance est joyeuse. Les passants hilares, que la bonne société américaine a coutume de mépriser et de confiner aux tâches subalternes, se voient traités, grâce à ce cadre doré qui entoure leur visage, comme les aristocrates qui posaient pour les peintres classiques exposés quelques rues plus bas, au Metropolitan Museum of Art.
La servante noire d’« Olympia »
Les images de cette performance, dont certaines sont présentées jusqu’au 11 mai dans l’exposition « Joie collective – apprendre à flamboyer », au Palais de Tokyo, à Paris, sont longtemps restées confidentielles. En 2015, le Studio Museum de Harlem les exposera. Entre-temps, le quartier a changé, s’est gentrifié. Mais les problématiques sont toujours là.
Et si le monde de l’art a évolué, il est loin d’avoir atteint l’horizon égalitaire vers lequel tendaient Lorraine O’Grady et quelques autres. Elle n’aura cessé, par la suite, de creuser ce sillon. Avec notamment une série de diptyques dans lesquels elle confronte des images de jeunes filles noires à des sculptures antiques égyptiennes, rappelant « l’africanité » de la beauté de ces statues, et les comparant à celles des minorités afro-américaines.
En 1992, elle écrit un essai qui fait date, Olympia’s Maid (« la bonne d’Olympia », Afterimage, vol. 20, no 1, non traduit). Elle étudie le tableau de Manet datant de 1863 et s’intéresse au personnage de la servante noire, à l’arrière-plan. Elle y décrit comment cette femme, peinte sur un fond sombre, invisible, est l’inverse même de l’héroïne Olympia, nue et désirable, éclatante de lumière. En septembre 1983, dans les rues de Harlem, Lorraine O’Grady aura mis les membres de sa communauté au premier plan.
« Women Crowd ».
Source : Le M Mag – (Le 26 avril 2025)
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