Dominique de Villepin : « Le trumpisme n’est pas la maladie du monde, il en est le symptôme »

Dans un essai d’une soixantaine de pages, l’ancien premier ministre de Jacques Chirac analyse la « nouvelle équation impériale » qui, selon lui, définit le monde d’aujourd’hui, et s’inquiète de « l’emprise idéologique » de l’administration Trump sur certains dirigeants européens.

Le Monde – La terre brûle et nous regardons Trump. Dans un essai d’une soixantaine de pages, intitulé « Le pouvoir de dire non » et publié lundi 7 avril sur le site de la revue Le Grand Continent, Dominique de Villepin alerte : le président américain, qui effraie l’Occident, tétanise l’Europe et fascine les autocrates n’est pas qu’un « moment » de l’histoire, appelé à disparaître du paysage comme un cauchemar qu’on oublierait d’ici quatre, ou même deux ans si le milliardaire venait à perdre la majorité aux élections de mi-mandat. « Le trumpisme n’est pas la maladie du monde, il en est le symptôme. Et l’excès d’attention qu’il réclame et reçoit nous détourne de nos maux essentiels », écrit l’ex-premier ministre (2005-2007) de Jacques Chirac.

C’est en se plongeant dans « la nouvelle équation impériale » du monde que l’ancien diplomate s’est rendu compte qu’« il y avait un arbre qui cachait la forêt. C’était évidemment l’arbre de Donald Trump », confie-t-il, lorsque nous le rencontrons dans un café parisien, vendredi 4 avril. Les Etats-Unis, pense-t-il, sont en proie à une transformation profonde pour réagir à « l’épuisement du monde prométhéen », qui concerne toute la planète.

La rareté des ressources naturelles a, en premier lieu, conduit la première puissance mondiale à se murer dans le déni. Washington opte pour « l’illimétisme », affirme Dominique de Villepin en usant d’un néologisme, avec « cette idée qu’on fait comme si la planète n’était pas limitée ». Semblant ignorer le péril mondial, les Etats-Unis renouent avec « l’esprit pionnier » du XIXsiècle pour chercher les ressources hors de leurs frontières, au Groenland, par exemple.

La question identitaire, « le vrai pétrole de la politique moderne »

S’ajoute un autre « épuisement », celui de la mondialisation. Le modèle, fondé sur le principe simple « le Nord consomme, le Sud travaille », résume-t-il, a sorti des millions de personnes de la pauvreté extrême. Il conduit aujourd’hui à une « fracture planétaire », écrit-il. La mondialisation nourrit la rancœur d’un Occident « privé de son travail et de sa dignité », tout en creusant les inégalités dans les pays émergents. Ce constat, sombre, d’une crise de la modernité, prend, pour les citoyens du monde entier, les allures d’une promesse non tenue. L’avenir n’est plus porteur de progrès, mais véhicule d’angoisses. Sur ce terreau vient prospérer un malaise identitaire qui s’entremêle à une crise des démocraties, impuissantes à répondre à ces tourments.

« Les peuples, pris dans le tumulte des divisions et les incertitudes, se tournent vers des hommes qui promettent de trancher, d’unifier, de décider », constate l’ancien ministre des affaires étrangères. Les « hommes forts » prennent le pouvoir ou le convoitent ici et là, étourdissant les électeurs par un récit fait de complots et de contre-vérités, s’appuyant sur la question identitaire, « le vrai pétrole de la politique moderne », estime M. de Villepin. « La conquête identitaire est sans limite, on peut surenchérir à l’infini », dit-il.

Le trumpisme naît de cette fièvre, arrivant à faire croire qu’une élite milliardaire serait le meilleur avocat du « petit blanc » américain sur la scène nationale et internationale, s’émeut M. de Villepin. L’Amérique, qui a pris conscience de sa vulnérabilité sécuritaire, militaire et économique, après les attentats de 2001, la crise des subprimes de 2007 et l’échec d’interventions, comme en Afghanistan, cherche la riposte. « Les Etats-Unis sont beaucoup plus en réaction qu’on ne l’imagine », appuie l’ancien ministre, soulignant que la Chine a déjà pris la mesure de cette nouvelle équation mondiale. En témoignent le programme des nouvelles routes de la soie, démarré en 2013, et le plan « Made in China 2025 », dessiné en 2015.

L’« emprise idéologique » des Etats-Unis

Donald Trump, qui prétend enrayer le déclin américain, a besoin de boucs émissaires. L’Europe est sa proie. « La légitimité du réveil américain se fonde sur l’idée qu’il y a eu une tentative de spolier les Etats-Unis. Que pour essayer de capter la richesse américaine, les Européens et le reste du monde se sont comportés en tricheurs et en prédateurs », explique l’ancien collaborateur de Jacques Chirac, alertant contre l’« emprise idéologique » que les Etats-Unis cherchent à avoir sur le Vieux Continent en flattant les dirigeants qui épousent leurs thèses. « C’est la bataille centrale, juge-t-il. Elle a commencé, en Allemagne, avec le soutien [au parti d’extrême droite] AfD. Elle se développe en France autour de la décision [judiciaire] qui a frappé Marine Le Pen. » Le président américain a dénoncé, le 4 avril, une « chasse aux sorcières » après la condamnation, le 31 mars, de la leader du Rassemblement national à une peine d’inéligibilité de cinq ans avec exécution provisoire.

« Les Etats-Unis parient sur des changements de régime. Il est plus facile de gérer un pays à travers son dirigeant qu’à travers son peuple ou à travers ses institutions », dénonce Dominique de Villepin. « La guerre culturelle est un élément fondamental » pour les Etats-Unis, poursuit-il, inquiet de voir, en France, son propre camp, à droite, se perdre dans l’« hydre » de la question identitaire. « Ce qui vacille, ce ne sont pas uniquement des institutions, mais une philosophie du monde, née avec la Révolution française, prolongée par les grands basculements du XXsiècle », soupire-t-il.

Aux Etats-Unis, les démocrates s’élèvent contre ce régime trumpiste aux accents fascistes. Mais l’Europe se fourvoie si elle espère la disgrâce de Donald Trump, présume Dominique de Villepin. Même une probable récession aux Etats-Unis, provoquée par la hausse spectaculaire des droits de douane, « un outil au service de ce néoimpérialisme pour prendre les Européens à la gorge et négocier en position de force », dit-il, serait sans effet sur l’électorat. Dans le monde trumpiste, les vérités sont alternatives et tout échec sera déguisé en complot ourdi par l’adversaire.

Des ambitions présidentielles ?

L’histoire n’est pas écrite. Et les Vingt-Sept peuvent réagir, pense l’ancien diplomate. « C’est là qu’est mon combat », dit-il, persuadé qu’« une prise de conscience peut cheminer » en Europe et en France, pour défendre les valeurs humanistes et définir un nouveau multilatéralisme.

Au fil des pages de son essai, on croit deviner l’ébauche d’un programme présidentiel. Mais l’ancien rival de Nicolas Sarkozy, qui dit ne pas connaître Edouard Philippe, le patron d’Horizons, officiellement candidat en 2027, et n’échange pas avec le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau (Les Républicains), potentiel prétendant à l’Elysée, assure ne vouloir parler qu’à la jeunesse. « Cela fait dix-huit ans que je tourne autour de la planète. Je me retrouve dépositaire d’une expérience et de choses que j’ai vues et qui m’ont alarmé », sourit le septuagénaire, à qui le Tout-Paris prête des ambitions présidentielles. « Mon but, c’est d’enrayer la machine identitaire et la spirale d’attentisme européen pour essayer d’enclencher un sursaut. Je ne suis pas dans une logique personnelle », balaie-t-il, sans convaincre tout à fait.

 

 

 

 

 

 

Source : Le Monde – (Le 07 avril 2025)

 

 

 

 

 

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