
Gaza, Ukraine, Syrie, Soudan… L’Arabie saoudite manœuvre entre Washington, Moscou et Téhéran et s’invite à toutes les négociations internationales. Après des années d’isolement, que cache cette stratégie diplomatique ? Comment le prince héritier Mohammed Ben Salmane est-il parvenu à s’imposer comme un médiateur incontournable, au Moyen-Orient et au-delà ?
Alors que beaucoup pensaient que son image et sa réputation avaient été irrémédiablement ternies par l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, à Istanbul, en octobre 2018 – dans lequel il ne reconnut jamais de responsabilité directe –, et plus largement par un long passif de violations des droits humains, d’affaires de corruption et de scandales financiers dans son entourage, ainsi que pour son intervention brutale dans la guerre au Yémen, le prince saoudien Mohammed Ben Salmane (MBS), 39 ans, fils de l’actuel roi Salmane et officiellement héritier du royaume depuis 2017, a opéré son grand retour sur la scène régionale et internationale.
Ces dernières années, soucieux de placer le royaume, dont il héritera un jour, mais dont il est d’ores et déjà l’homme fort, au rang de protagoniste clé au Moyen-Orient en tant que médiateur tout trouvé pour le règlement des crises régionales, MBS n’a cessé de densifier ses canaux de communication avec diverses parties en conflit, du Soudan à l’Ukraine, de la Syrie à Gaza. Le tout en appuyant au premier chef la diplomatie américaine et en se gardant de toute critique ouverte à l’égard de la Russie. De « paria », MBS serait-il devenu un interlocuteur incontournable ?
Riyad, acteur diplomatique omniprésent
De sa qualité d’hôte des discussions entre Washington et Moscou sur le futur de l’Ukraine jusqu’à son rôle dans la négociation d’un « jour d’après » à Gaza qui permettrait également, en faisant d’une pierre deux coups, de détendre la relation entre les États-Unis et l’Iran, l’Arabie saoudite semble sur tous les fronts.
Après un isolement diplomatique entrecoupé de frêles phases de réchauffement, comme lors du premier mandat de Donald Trump (2017-2021), MBS a aujourd’hui pour objectif de peser de tout son poids dans le concert des « grands » de ce monde, s’affichant au service d’une recomposition positive et constructive du Moyen-Orient. Dans un entretien avec la chaîne télévisée américaine Fox News en septembre 2023, il déclarait ainsi :
« Nous avons de nombreuses relations sécuritaires et militaires qui renforcent la position de l’Arabie saoudite. »
Mais cette approche est-elle si nouvelle ? Si l’on ne saurait nier le tournant « global » pris par la diplomatie saoudienne sur une période récente, Riyad a toujours eu pour priorité d’éviter coûte que coûte un embrasement généralisé.
Cette anxiété s’était manifestée au cours des guerres du Golfe, de 1990 et 2003, et a retrouvé une actualité brûlante avec l’implosion du Proche-Orient à la suite des tueries du 7-Octobre en Israël.
Soudain, les espoirs d’une normalisation des rapports d’Israël avec ses voisins, un temps portés par les accords d’Abraham, se sont effrités, tandis que décuplaient les tensions entre Tel-Aviv et Washington au sujet de la situation humanitaire prévalant dans la bande de Gaza.
En outre, la dernière année et demie a été marquée par des échanges de tirs de missiles entre Israël et l’Iran et, depuis le retour de Trump à la Maison Blanche, par des menaces américaines à l’encontre du régime de Téhéran. Et, bien que ce dernier soit traditionnellement un adversaire régional majeur de l’Arabie saoudite, celle-ci redoute le chaos qui pourrait y survenir si la République islamique venait à chuter – tout comme elle redoutait les effets de la guerre d’Irak au tournant du nouveau millénaire.
Dans l’absolu, le royaume, qui reste le premier exportateur mondial d’hydrocarbures, le pays le plus riche du Moyen-Orient et le lieu de naissance de l’islam, a toujours occupé une place géopolitique motrice. Parallèlement à son hard power énergétique s’est développé un soft power qui renforce son aura traditionnelle dans le monde arabe et musulman. Après les attentats du 11-Septembre, l’Arabie saoudite avait de surcroît renforcé sa présence médiatique, avant de se lancer dans l’industrie du sport et du divertissement. Elle devrait ainsi accueillir la Coupe du monde de football de 2034, entre autres initiatives lui permettant de rehausser son capital symbolique et d’asseoir ses intérêts stratégiques.
Une consolidation du pouvoir en interne
Derrière cet activisme en politique étrangère qui le réhabilite partiellement auprès du monde extérieur, existe chez MBS un agenda de politique intérieure évident.
Le dirigeant est affairé au renforcement de sa légitimité et de sa puissance par l’imposition d’un projet hypernationaliste dont chaque Saoudien, à domicile comme à l’étranger, représente, en quelque sorte, un « sous-produit ». MBS entend non seulement préserver son régime de toute déstabilisation, mais poursuit par ailleurs une entreprise de restructuration de l’économie en anticipant un déclin des revenus pétroliers au cours des prochaines décennies qui n’équivaut cependant pas à un renoncement à la rente.
Rappelons qu’à son arrivée aux commandes, l’Arabie saoudite s’était engagée dans un colossal plan de développement, baptisé « Vision 2030 », au fondement de cet hypernationalisme destiné à transformer le royaume en un hub commercial de premier plan et à en faire une destination lucrative pour tous les investisseurs internationaux. Dix ans après son lancement, ce projet faramineux, dont il est encore difficile d’apprécier pleinement les réalisations et les bénéfices, ne se résume plus à la seule marque d’un prince jeune et fougueux goûtant pour la première fois au pouvoir, mais constitue un véritable enjeu existentiel.
De fait, MBS voit au-delà d’une simple logique de renégociation des prérogatives entre clans ; il souhaite consolider son autorité pour s’ériger en chef le plus puissant de l’histoire du royaume. C’est bien sur ce point que ses deux stratégies, intérieure et extérieure, convergent : sans une diplomatie proactive, axée autour de la stabilisation du Moyen-Orient, MBS sait qu’il ne pourra accomplir ses desseins internes.
On est loin de la posture agressive qu’il avait adoptée par le passé ; à présent, MBS privilégie une dynamique de désescalade des tensions, avec l’Iran notamment – un début de détente entre ces deux poids lourds régionaux avait pris place en 2023 à travers le rétablissement de relations cassées sept ans plus tôt.
La stratégie de MBS sera-t-elle payante ?
Cette revanche silencieuse aboutira-t-elle aux résultats escomptés ? Est-ce vraiment le commencement d’une « nouvelle ère de la diplomatie saoudienne » rompant avec sa posture de confrontation d’il y a une décennie ?
S’il est manifeste que l’Arabie saoudite tend à redevenir un centre de gravité de la diplomatie arabe et moyen-orientale en accueillant de nombreuses conférences et maints sommets au sein de ses frontières, et en facilitant un dialogue autrement impossible entre des acteurs aliénés, elle fait aussi face à plusieurs limites et défis. Une interrogation porte en particulier sur sa capacité effective à arbitrer des crises à répétition.
Dans le cas du Soudan, l’Arabie saoudite n’est pas un médiateur mais un acteur à part entière du conflit du fait de son appui militaire et financier au camp du général conservateur Abdel Fattah al-Burhan, opposé à Mohammed Hamdan Dogolo. Concernant la Syrie, la visite en février 2025 d’Ahmed al-Charaa, le nouvel homme fort de Damas, n’aura ni permis l’arrêt des violences sur le terrain ni abouti à des initiatives pérennes pour la reconstruction de ce pays ravagé par la guerre. Quant à Gaza, le rejet de la proposition de Donald Trump d’une prise de contrôle de l’enclave méditerranéenne ne s’est pas traduit non plus par une énonciation claire des modalités de l’aide que Riyad pourrait apporter aux Palestiniens.
Il faudra donc s’armer de patience pour juger du caractère performatif – ou non – des promesses faites par MBS quant à l’avenir d’un Moyen-Orient actuellement en pleine tourmente.
Riyad, acteur diplomatique omniprésent
De sa qualité d’hôte des discussions entre Washington et Moscou sur le futur de l’Ukraine jusqu’à son rôle dans la négociation d’un « jour d’après » à Gaza qui permettrait également, en faisant d’une pierre deux coups, de détendre la relation entre les États-Unis et l’Iran, l’Arabie saoudite semble sur tous les fronts.
Après un isolement diplomatique entrecoupé de frêles phases de réchauffement, comme lors du premier mandat de Donald Trump (2017-2021), MBS a aujourd’hui pour objectif de peser de tout son poids dans le concert des « grands » de ce monde, s’affichant au service d’une recomposition positive et constructive du Moyen-Orient. Dans un entretien avec la chaîne télévisée américaine Fox News en septembre 2023, il déclarait ainsi :
« Nous avons de nombreuses relations sécuritaires et militaires qui renforcent la position de l’Arabie saoudite. »
Mais cette approche est-elle si nouvelle ? Si l’on ne saurait nier le tournant « global » pris par la diplomatie saoudienne sur une période récente, Riyad a toujours eu pour priorité d’éviter coûte que coûte un embrasement généralisé.
Responsable du Département International Relations and Diplomacy, Schiller International University – Enseignante en relations internationales, Sciences Po
Source : The Conversation
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