Conflit et démocratie : le dilemme africain

Orient XXI – Analyse · Les Africains sont-ils fondamentalement opposés à la démocratie ? Ou plutôt, sont-ils poussés, dans un réflexe de survie, à recourir à des moyens non démocratiques pour se protéger et exister ? Apparemment naïve, cette question est fondamentale pour les chercheurs qui travaillent sur la démocratie et les conflits sur le continent.

Ces dernières années, de plus en plus de voix s’élèvent pour rejeter les valeurs démocratiques, accusées de ne pas être africaines, voire d’être purement européennes. Dans ce contexte, la démocratie apparaît aux yeux de certains Africains comme une forme subtile de recolonisation, dont l’adoption aboutirait à la domination des cultures africaines par une culture étrangère. Ainsi, une nouvelle génération décomplexée semble se tourner vers des modèles de gouvernance non démocratiques, qui prônent la restriction des libertés individuelles et de presse, le soutien à des régimes forts, centralisés, voire militaires et, parfois, autoritaires. Ce choix peut alors apparaître comme un idéal de gouvernance pour l’Afrique et un moyen de rejeter une culture considérée comme non africaine.

Pourtant, si ces expressions de rejet de la démocratie et ces discours antidémocratiques peuvent laisser croire que les Africains sont réfractaires aux principes de liberté et des droits humains, ils ne reflètent pas la réalité. Dans un article publié par la BBC, Leonard Mbulle-Nziege et Nic Cheeseman affirment que, malgré une série de coups d’État, la majorité des Africains reste attachée à la démocratie et rejette les régimes militaires. L’adhésion apparente à ces coups d’État est davantage liée au rejet de dirigeants civils ayant affaibli la démocratie qu’au rejet du système lui-même.

En effet, les données statistiques des enquêtes d’Afrobarometer1 sont claires et sans ambiguïté. Afrobarometer est une base de données qui recueille des informations sur les attitudes politiques, économiques et sociales des citoyens africains. Elle fournit des données statistiques détaillées provenant de sondages menés dans plus de trente pays du continent. En ce qui concerne le soutien des Africains à la démocratie, les résultats montrent que depuis des décennies, et quel que soit le type de régime, lorsqu’on demande aux Africains quel est le meilleur régime de gouvernance pour leur pays, au moins 70 % des répondants choisissent la démocratie.

La grande majorité des Africains préfère la démocratie

Cependant, on observe, selon ces mêmes données, une augmentation de la proportion des Africains qui disent préférer un régime non démocratique (14,7 % en 2024-2025, contre 11,1 % en 2014-2015), bien que cette proportion reste faible. Ces données montrent une chose : les Africains préfèrent, clairement, la démocratie. Les idéaux de liberté, de justice et d’équité ne sont pas étrangers à la culture politique africaine.

De nombreux Africains interrogés sur le sujet adoptent une approche binaire : démocratie ou dictature. Cela conduit à qualifier de démocratie une autocratie électorale, simplement parce que des élections y sont organisées. Or, même si les élections constituent la forme d’expression la plus visible et l’une des plus importantes de la démocratie, elles ne suffisent pas : la démocratie exige bien plus. La classification des régimes du monde proposée par Anna Lührmann, Marcus Tannenberg et Staffan Lindberg est organisée en quatre groupes2, bien que certaines typologies en proposent davantage : les autocraties fermées, les autocraties électorales, les démocraties électorales et les démocraties libérales. Dans de nombreux pays africains, nous observons principalement des autocraties électorales, où, derrière une façade démocratique assurée par l’organisation d’élections, les régimes en place restent, en réalité, des autocraties.

En 2023, les variations des niveaux de démocratie entre différents pays sont saisissantes. Par exemple, la Norvège affichait un score de 0,84, la France de 0,80 et les États-Unis de 0,75, selon l’indice V-Dem3. Cela signifie que la Norvège et la France étaient perçues comme plus démocratiques que les États-Unis.

Penser au-delà des élections

L’indice V-Dem classe les pays en fonction de leur niveau de démocratie. Le chiffre 0 y représente une autocratie totale, c’est-à-dire un régime fermé et répressif, tandis que 1 correspond à une démocratie libérale idéale, où les libertés et les droits sont pleinement respectés. Pour faciliter l’interprétation des scores, ces indices sont souvent convertis en pourcentages. Ainsi, la Norvège se situe à 84 %, la France à 80 % et les États-Unis à 75 %. De la même façon, l’Afrique du Sud, avec un score de 0,75, et le Ghana, à 0,57, sont considérés comme des démocraties. En revanche, le Burkina Faso, avec un score de 0,13, et la Côte d’Ivoire, à 0,25, sont classés parmi les autocraties. Le Burkina Faso est une autocratie fermée, car son score est inférieur à 0,20, tandis que la Côte d’Ivoire, avec un score supérieur à 0,20, est qualifiée d’autocratie électorale, où les élections ne garantissent pas pleinement les principes démocratiques.

Il est donc essentiel de concevoir la démocratie au-delà des seules élections et d’intégrer d’autres dimensions fondamentales, telles que la liberté d’expression et de la presse, la liberté d’association et d’organisation en société civile, ainsi que le pluralisme démocratique, notamment4.

Un autre élément important ressortant des enquêtes d’Afrobarometer est la forte proportion des Africains qui estiment qu’en période de crise un régime militaire devrait prendre le pouvoir (environ 81,1 %). Ce groupe se répartit en trois sous-groupes : 16,5 % souhaitent qu’un tel régime se maintienne tant que cela est dans l’intérêt du pays ; 27,7 % pensent qu’il faut progressivement aller vers une transition civile ; et 36,9 % estiment qu’il faut restaurer un pouvoir civil le plus tôt possible.

Les effets politiques du stress

Les études empiriques et théoriques montrent qu’en période de crise ou de traumatisme les populations réagissent soit par le stress (la « stress response »), soit par la résilience (« growth response »). Cette dynamique est au cœur de la théorie de la réponse politique post-traumatique développée par Wayde Z. C. Marsh, dans « Trauma and Turnout : The Political Consequences of Traumatic Events » (American Political Science Review, 2023).

La première réaction face à un conflit est souvent la peur et l’anxiété. Dans ce contexte, l’individu dont la vie est menacée cherche une solution rapide contre cette situation intolérable. Des études en psychologie et en analyse comportementale montrent qu’en période de crise ceux qui éprouvent de la peur ou de l’anxiété sont souvent plus réceptifs aux discours populistes et aux narratifs proposant des solutions radicales et agressives, comme l’ont souligné Vázquez, Pérez-Sales et Matt5 ainsi que Vasilopoulos, Marcus, et Foucault6. Ces auteurs montrent que, dans des moments de vulnérabilité, les gens se rallient souvent à des « hommes forts » pour les tirer d’affaire. Les militaires et autres partisans des régimes non démocratiques profitent de ces opportunités pour proposer des solutions radicales et identifier des boucs émissaires, transformant la peur en colère contre une communauté « ennemie ». Ce narratif explique pourquoi, en période de crise, les « hommes forts » sont bien placés pour prendre le pouvoir.

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Souleymane Yameogo

Souleymane Yameogo est chercheur en Conflits et Démocratie à l’Université de Glasgow, au sein de la Faculté des Sciences Politiques

 

 

 

Source : Orient XXI

 

 

 

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