La Bibliothèque nationale de France, le pari réussi de François Mitterrand

Le MondeRécitAlors qu’on célèbre les 30 ans de l’inauguration du bâtiment dessiné, à Paris, par Dominique Perrault, plongée dans les souterrains et l’histoire chaotique de cette cité des savoirs, dernier et testamentaire chantier du président socialiste.

C’est un François Mitterrand au visage pâle et émacié, malade – mais ne voulant rien laisser paraître –, qui parcourt les vastes salles de lecture. Il a fallu faire des haltes, une équipe médicale suit, prête à intervenir. Ce 30 mars 1995, les caméras de la télévision ne saisissent de l’inauguration de ce qu’on appelle encore la « Très Grande Bibliothèque » rien d’autre qu’un aréopage de ministres, anciens ou à venir, et dissertent sur la présence, dans la cohorte, de Lionel Jospin et de Jacques Chirac, s’affrontant pour la présidentielle que ce dernier va remporter quelques semaines plus tard.

Mitterrand, lui, est ailleurs. Avec ce jeune architecte, Dominique Perrault, 41 ans, auteur de ce drôle de monument. Quatre tours d’angle aux airs de livres ouverts qui, sur la moitié de leurs vingt étages, emmagasinent les millions d’ouvrages, comme pour montrer symboliquement qu’ici se dresse la maison des savoirs dont rêvait le président.

En contrebas, sous l’esplanade, une ville qu’on ne soupçonne pas : 200 000 mètres carrés de lieux d’études, de magasins pour stocker toujours plus de livres, des salles de conférences, des espaces d’exposition, entourant un jardin clos dans lequel on ne pénètre pas, comme un cloître pour l’apaisement des âmes quand les esprits des chercheurs bouillonnent.

Au premier plan, François Mitterrand et Dominique Perrault lors de l’inauguration de la Bibliothèque nationale de France, sur le site Tolbiac, à Paris, en mars 1995.

 

Tout a commencé le 14 juillet 1988. Deux mois plus tôt, François Mitterrand a été réélu président de la République après deux ans de cohabitation avec un premier ministre de droite. Interviewé à la télévision, l’homme qui a mis en chantier l’Opéra Bastille, la Pyramide du Louvre, l’Arche de la Défense, annonce, sorti de nulle part, le chantier qui sera le dernier et sans doute le plus emblématique de ses « grands travaux » : « Je veux que soient entrepris la construction et l’aménagement (…) de la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde (…), qui puisse prendre en compte toutes les données du savoir dans toutes les disciplines et, surtout, qui puisse communiquer ce savoir à l’ensemble de ceux qui cherchent, de ceux qui étudient, de ceux qui ont besoin d’apprendre (…), qui doivent trouver un appareil modernisé, informatisé… »

Ovni de la « démocratisation des savoirs »

Les chartistes, la vieille aristocratie des chercheurs, dont la Bibliothèque nationale de France (BNF) est le repaire secret, la caverne d’Ali Baba, tombent de leur chaise. A commencer par l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, qui la dirige.

Certes, la BNF, située rue de Richelieu, dans le 2arrondissement de Paris, craque de partout, plusieurs rapports successifs ont donné l’alerte sur la vétusté. Dans les magasins, le courant est encore en 110 volts. Seulement, on y attendait une rénovation, un agrandissement, des crédits, pas cet ovni que présente le président de la République, qui associe travail de recherche et « démocratisation des savoirs ». Comprendre : ouverture à tous.

« Mitterrand est assez sensible aux récits que colporte l’histoire. Il connaît l’histoire de Démétrios de Phalère persuadant le roi Ptolémée d’Alexandrie, trois cents ans avant notre ère, que ce ne serait pas avec une bataille de plus – lui, l’ancien général d’Alexandre le Grand – que son nom traverserait les siècles, mais en créant un grand temple de la connaissance, analyse Gérald Grunberg, qui, dès décembre 1988, en tant que responsable des bibliothèques publiques à la direction du livre, au ministère de la culture, a rejoint le projet. Ce fut un parcours difficile, exaltant mais douloureux. On est sortis de là pas mécontents de ce qu’on avait fait, mais assez cabossés. Les polémiques et la violence sociale et politique ont accompagné le projet au début… »

 

Car pendant que 244 architectes proposent des projets qui rivalisent d’audace (vingt seront retenus, puis quatre proposés au président, qui choisira Dominique Perrault), les intellectuels s’invectivent. Que veut dire « démocratisation d’une bibliothèque nationale » ?, s’inquiètent-ils. Dans Le Nouvel Observateur, Jacques Julliard érige en contre-modèle la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, où le chercheur serait sans cesse dérangé par des gens venus se réchauffer. Et puis, cette Très Grande Bibliothèque, qui doit accueillir, à Tolbiac, dans le 13arrondissement, à la fois les chercheurs les plus pointus et le grand public est-elle une concurrente de la vieille Bibliothèque nationale ou son appendice ?

La colère des clercs est attisée par le fait que François Mitterrand a préféré Dominique Jamet à un homme du sérail pour diriger le projet. L’ancien directeur du Quotidien de Paris, marqué à droite, avait appelé à voter pour lui. « Mitterrand a toujours aimé jouer au chat et la souris. Il ne pouvait pas ne pas savoir que ce serait vécu comme une provocation. C’est l’un des aspects de notre république monarchiste. Reste qu’on lui doit la rénovation extraordinaire de la Bibliothèque nationale, l’une des meilleures dans le monde », salue Gérald Grunberg, l’ancien communiste venu du monde des bibliothèques municipales. On ne saura jamais vraiment les motivations du président : récompense au ralliement ? Manière de donner un coup de pied dans la fourmilière ? Ou de garder la main sur le projet ? Mitterrand l’a dit à l’architecte : « Vous êtes la mer, je m’occupe des vagues. »

Chantier des tours de la Bibliothèque nationale de France, dans le 13ᵉ arrondissement, à Paris, en août 1993.

 

Ce vaste bâtiment, c’est son enfant. Plus de vingt fois, il s’est rendu dans les locaux de Dominique Perrault pour en discuter la philosophie ; et sur le chantier pour en voir l’avancement. C’est lui qui a fait sanctuariser le jardin central et supprimer les passerelles qui devaient le traverser. Lui qui aurait choisi jusqu’à la couleur écureuil de la moquette. Lorsqu’il quitte l’Elysée, quelques semaines après l’inauguration du site de Tolbiac – lequel porte aujourd’hui son nom –, François Mitterrand sait que ses jours sont comptés. Il mourra quelques mois plus tard, le 8 janvier 1996. Comment s’étonner, dès lors, en descendant progressivement dans ses abysses savants, d’éprouver la sensation de pénétrer dans un mausolée ?

« Ce que j’ai dessiné, c’est une abbaye. C’est une figure assez mystique, suggère un Dominique Perrault marqué par l’expérience. Et la notion de cloître, c’est quelque chose à laquelle le président était très sensible, avec ce jardin enfoncé en son milieu, morceau de nature vierge dans lequel on n’entre pas. Le jour de l’inauguration, il s’y est arrêté. » L’architecte sourit, ému : « Mais Mitterrand n’a jamais évoqué l’idée qu’on y disperse ses cendres ou qu’il y soit enterré. Ce n’était pas son sujet. Simplement, le projet faisait partie de son être. »

Lire la suite

 

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Quitter la version mobile