Souleymane Bachir Diagne, philosophe : « Notre époque est marquée par un repli identitaire généralisé, l’universalisme est mort de sa belle mort »

Dans un entretien au « Monde », l’intellectuel sénégalais s’alarme de la guerre lancée à l’université Columbia par l’administration Trump et rappelle que « l’Afrique subsaharienne n’a jamais eu une grande importance dans le propos américain ».

Le Monde – Souleymane Bachir Diagne est à un poste idéal pour observer les décisions de Donald Trump sur l’éducation ou ses prises de position sur l’Afrique. Cet intellectuel, né au Sénégal en 1955, formé à l’Ecole normale supérieure à Paris, notamment par Louis Althusser et Jacques Derrida, enseigne depuis 2008 la philosophie à l’université Columbia à New York.

Donald Trump a signé, jeudi 20 mars, un décret présidentiel ouvrant la voie au démantèlement du ministère de l’éducation. Comment l’interprétez-vous ?

 

Cette mesure est agitée depuis très longtemps par le Parti républicain qui estime que le ministère de l’éducation, organisé au niveau fédéral, doit relever des Etats et des villes dans un système aussi décentralisé que le système américain. Les bourses et les prêts des étudiants, jusqu’ici accordés par l’Etat fédéral et administrés par le ministère de l’éducation, pourraient être désormais gérés par des organismes privés. Il est encore trop tôt pour voir la manière dont les protestations vont s’organiser en réaction à ces mesures.

Le président Trump a supprimé, début mars, 400 millions de dollars (quelque 370 millions d’euros) de subventions fédérales accordées à Columbia, dont la direction est accusée de laxisme face aux manifestations propalestiniennes sur le campus. En réaction, l’université a accepté, vendredi 21 mars, d’engager des réformes, notamment sur sa gestion des mouvements de protestation étudiants. Quelle est votre réaction ?

 

Il y a d’abord eu un climat d’incertitude où Columbia avait opté pour une diplomatie silencieuse en demandant le temps de la réflexion. Finalement, la présidente par intérim de l’université – Katrina Armstrong – et le conseil d’administration, ont décidé de ne pas engager un coûteux bras de fer légal, en cédant aux demandes de l’administration Trump.

C’était probablement inévitable face à l’ampleur des conséquences que nous avions déjà mesurée liée à la suspension des 400 millions de dollars. Nous avons vu des programmes s’arrêter brutalement dans la recherche médicale. Des arbitrages budgétaires devaient être faits sur l’ensemble des départements de l’université, comme le nombre d’étudiants en doctorat que nous pourrions recruter à l’avenir.

Récemment, j’ai eu une réunion avec mes collègues au cours de laquelle nous avons discuté de ce à quoi nous pourrions renoncer financièrement, bien que ces coupes budgétaires touchent majoritairement le secteur de la santé, dont l’hôpital universitaire et l’école de médecine. L’objectif actuel de l’université est d’annuler la suspension des 400 millions de dollars et de sauvegarder par exemple les programmes de recherche qui dépendent fortement des subventions de l’Etat fédéral.

L’université Columbia a aussi accepté de nommer un vice-recteur chargé de superviser le département d’études moyen-orientales, sud-asiatiques et africaines (Mesaas) après que l’administration Trump a exigé sa « mise sous tutelle académique », « pour au moins cinq ans ». Vous y attendiez-vous ?

 

J’ai été très surpris. C’est une attaque contre la liberté académique. Cette nouvelle autorité pourra prendre toutes les décisions du département Mesaas, comme les choix pédagogiques, la sélection des cours, les modalités de recrutement des étudiants… Dans l’esprit de l’administration Trump, cette mise sous tutelle académique vise essentiellement les études moyen-orientales, même si l’ensemble du département est concerné.

Les universités devraient pourtant pouvoir décider de ce qu’elles enseignent, des recherches à mener, des savoirs à constituer et à transmettre. Malgré ce contexte, Columbia réaffirme ses valeurs : l’importance du dialogue, la confrontation d’idées et la liberté d’expression qui est la condition sine qua non de l’exercice de notre métier.

Pourquoi Columbia est-elle prise pour cible selon vous ?

 

Ces attaques visent à diriger le feu vers tout ce qui s’assimile à l’establishment, à savoir les élites cosmopolites et le monde universitaire. Mais celles-ci ne sont pas nouvelles. Depuis plusieurs années, le système universitaire est en effet perçu par la droite américaine comme un foyer d’enseignement woke, gauchiste et élitiste. Mais il s’agissait jusqu’ici d’une opposition sourde. Nous vivons aujourd’hui une accélération de l’histoire.

Si Columbia occupe le devant de la scène, nous assistons aussi à une mise au pas de plusieurs universités américaines. L’université John-Hopkins, l’une des meilleures au monde dans le secteur de la santé publique, a subi par exemple des injonctions, ces derniers jours, pour qu’elle se sépare de force d’un nombre important de ses employés.

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Propos recueillis par 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

 

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