
Selahattin Demirtas, condamné à quarante-deux ans de prison en 2024, puis le président d’un petit parti d’extrême droite, Ümit Özdag, arrêté en janvier pour « insulte envers le président », Recep Tayyip Erdogan, les autorités du pays s’en sont pris, mercredi 19 mars, au maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, principal rival et véritable bête noire du chef de l’Etat.
– Et de trois. Pour la première fois depuis le coup d’Etat militaire de 1980, trois leaders de formations politiques de l’opposition sont détenus par les autorités turques. Après le dirigeant prokurdeSurvenue quatre jours avant sa désignation, dimanche, comme candidat à l’élection présidentielle du Parti républicain du peuple (CHP), la plus importante formation de l’opposition turque, l’arrestation spectaculaire chez lui, au petit matin, de cette figure politique, une des plus populaires de Turquie, a provoqué une onde de choc et une vague de colère inédite depuis les mouvements de contestations du parc Gezi, à Istanbul, en 2013. La nouvelle des arrestations, au même moment, de 105 de ses proches, élus et maires d’arrondissements CHP d’Istanbul, la plupart membres de sa garde rapprochée, a suffi à faire resurgir le spectre d’un nouvel épisode autocratique, dans un pays qui en a déjà trop connu.
Mobilisations spontanées
Après plusieurs destitutions d’édiles et arrestations d’élus à travers toute la Turquie, ces derniers mois, le pouvoir a frappé un grand coup, au risque d’accentuer les divisions entre les Turcs et de ternir un peu plus encore son image aux yeux de ses voisins européens, alors qu’Ankara revenait dans le jeu international. En quelques heures, plus d’une dizaine de maires et d’élus européens ont d’ailleurs diffusé un montage vidéo sur Instagram appelant « au soutien d’Ekrem Imamoglu et à la démocratie turque ».
Mais c’est la rue turque qui a manifesté sa plus vive réprobation. Toute la journée de mercredi, des mobilisations spontanées se sont formées à Istanbul, mais aussi dans de nombreuses villes du pays, comme Izmir, Mugla, Rize ou Trabzon, pour dénoncer des accusations de « corruption » et de « terrorisme » montées de toutes pièces. A Ankara, un vaste sit-in s’est improvisé devant le ministère de la justice. Plusieurs départements d’universités ont débrayé.
A Istanbul, dans les rues de Fatih, cœur historique de la péninsule, plusieurs cortèges de la grande université d’Istanbul se sont mis en marche. A deux reprises, la foule des étudiants a réussi à repousser les barrages mis en place par la police. « C’est notre avenir à nous tous qui se joue là ! », dit avec fougue Zeynep, 20 ans, étudiante en sciences sociales.
Partout, des pancartes et des calicots, le plus souvent écrits à la main et à la va-vite, sur lesquels on peut lire : « Nous ne reconnaissons pas cette décision antidémocratique », « Contre le pouvoir d’un seul homme ! », « N’ayons pas peur » ou « Nous ne nous rendrons pas à la tyrannie de l’AKP », le Parti de la justice et du développement, la formation de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir à Ankara depuis plus de vingt-trois ans. Partout encore, le slogan repris et répété « Tout ira bien », en écho au mot d’ordre de campagne d’Ekrem Imamoglu en 2019, l’année où il a ravi Istanbul à l’AKP.
Communications ralenties
Dans l’après-midi, le ministre de la justice, Yilmaz Tunç, a déclaré qu’il était « impudent de relier cette affaire au président Erdogan ». Devlet Bahçeli, le chef de la formation d’extrême droite MHP, pilier de la coalition gouvernementale islamo-nationaliste, a dit avoir confiance en la justice de son pays, insistant sur le fait que « la Turquie est un Etat de droit ».
A plusieurs reprises, les communications et réseaux sociaux ont été ralentis dans la journée. Dans une note, le Conseil supérieur de la radio-télévision turc a prévenu qu’il surveillerait de près les commentaires et les propos échangés dans les médias. Autrement dit, l’instance de contrôle s’apprête à écouter avec une attention particulière, ces prochains jours, les débats très suivis des plateaux télévisés où se succèdent les journalistes et les spécialistes politiques. Célèbre commentateur de la vie politique turque, auteur et chercheur au Washington Institute for Near East Policy, Soner Cagaptay a écrit : « L’impensable vient d’arriver en Turquie : Ekrem Imamoglu, maire populaire d’Istanbul, a été arrêté. En ce jour, la politique turque s’engage sur un nouveau terrain. »
A l’appel du CHP, plusieurs sièges locaux du parti ont aussi été le théâtre de rassemblements de militants et d’habitants. Au Parlement, les députés du groupe se sont levés et alignés devant le pupitre. Elu de Mardin (Sud-Est), Ali Mahir Basarir a tancé de sa voix grave les députés de la majorité présidentielle : « Vous êtes passés dorénavant à un régime fasciste. Vous êtes passés de la République à l’absolutisme. J’ai honte. » Lors d’une réunion d’urgence des dirigeants de la formation kémaliste qui a suivi, les élus du CHP ont émis le souhait de voir la mobilisation encore s’amplifier.
« Erdogan, la foule s’adresse à toi ! »
La nuit tombée, quelques concerts de casseroles ont éclaté dans plusieurs quartiers. Un grand rassemblement s’est tenu devant le siège de la métropole d’Istanbul, à Saraçhane, réunissant des milliers de sympathisants CHP, autant de simples citoyens, jeunes et moins jeunes. Aux côtés de Dilek Imamoglu, l’épouse d’Ekrem Imamoglu, le président du CHP, Özgür Özel, a interpellé le président : « Entends-tu, Erdogan, ce dont tu as le plus peur ? La foule s’adresse à toi ! »
A la surprise de beaucoup, le CHP a annoncé la fin du rassemblement peu après 22 heures. Quelques groupes de jeunes ont alors tenté, en vain, de remonter la grande avenue Vatan, où se trouve le poste de police dans lequel le maire d’Istanbul et plusieurs de ses proches ont été placés en garde à vue avant leur très probable incarcération. L’impressionnant cordon de sécurité des forces de l’ordre les en a empêchés. Au micro, un agent prévient les derniers contestataires de faire attention à leurs slogans. Ceux-là, avertit-il, pourraient tomber « sous le coup de la loi ».
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