
Haut-et-fort – Sous un soleil de plomb qui fait danser les mirages sur l’asphalte craquelé, une charrette brinquebalante s’arrête à la lisière d’un bidonville de Nouakchott. Son propriétaire, un livreur d’eau à la peau tannée et aux yeux fatigués, s’affaisse sur son siège de fortune. Les bidons vides cliquettent doucement, comme pour rappeler l’aridité omniprésente.
Assis à ses côtés, comme surgi d’un mirage dans la chaleur accablante, se tient un homme à la barbe grisonnante et au regard pénétrant. Il s’agit ni plus ni moins que du grand Ibn Khaldun, historien et père de la sociologie, miraculeusement transporté à travers les siècles pour offrir sa sagesse à ce simple citoyen mauritanien.
Intrigué et assoiffé de connaissances autant que d’eau, le livreur saisit cette occasion unique. Il engage alors avec le savant un dialogue dense et percutant sur les maux qui affligent son pays. Ibn Khaldun, fidèle à son esprit critique et à sa vaste expérience des sociétés humaines, va analyser sans concession la situation de sous-développement de la Mauritanie actuelle, puisant dans son savoir millénaire pour éclairer les défis du présent.
Ce qui suit est la transcription de cet échange extraordinaire, où l’humour côtoie la sagesse, et où les leçons du passé résonnent étrangement avec les enjeux d’aujourd’hui
Citoyen : Ô grand sage de l’Histoire, je viens à vous le cœur lourd… Comment expliquer que la Mauritanie, terre de nos ancêtres, reste engluée dans la pauvreté malgré ses richesses ? Nos dirigeants invoquent la fatalité, mais…
Ibn Khaldun (l’interrompant d’un rire tonitruant) : La fatalité ? Par les plumes de ma Muqaddimah ! Lorsque les Banu Marin prirent Fès en 1248, ils blâmaient déjà les étoiles… avant de découvrir que leur trésorier dilapidait l’or dans les bains publics ! (baisse la voix, malicieux) Le vrai destin, jeune homme, c’est celui qu’on écrit par la qualité de ses institutions.
Citoyen : Mais nos chefs tribaux disent que notre force vient de la pureté de nos lignées…
Ibn Khaldun (tapant sur un parchemin imaginaire) : « La ‘asabiya ne naît pas du sang, mais du projet commun ! » (Muqaddimah, Livre III). Regarde les Hilaliens : ils conquirent l’Ifriqiya en un siècle, puis s’entretuèrent pour des querelles de chameaux… tout en laissant leurs citadelles pourrir. (soupir théâtral) Votre noblesse tribale ressemble à un puits sans eau – belle apparence, mais aucune utilité pratique.
Citoyen : Pourtant, nos imams enseignent que la pauvreté est une bénédiction divine…
Ibn Khaldun (levant un doigt accusateur) : Mal interprétation ! « La charité ne construit pas de routes, ne creuse pas de canaux » (Muqaddimah, Livre V). Au temps des Almohades, chaque mosquée avait son école coranique ET son atelier d’ingénieurs hydrauliques. Aujourd’hui, vous avez transformé la résignation en vertu… comme ces dromadaires qui refusent d’avancer sous prétexte que le sable est trop chaud !
Citoyen : Et nos gouvernants qui promettent le développement…
Ibn Khaldun (éclatant de rire) : Ah ! Les promesses des puissants… (sort une figue de sa manche) Vois-tu ce fruit ? Le sultan mérinide Abu Inan Faris en offrait des cageots pour qu’on oublie qu’il vidait les caisses de l’État. (mord dans la figue) Le goût sucré ne dure qu’un instant, l’amertume de la dette, des siècles…
Citoyen : Que faire alors, ô vizir des savoirs ?
Ibn Khaldun (posant une main sur son épaule) : Rappelle-toi la leçon des Zirides : « Quand le fisc prélève plus que le cinquième des récoltes, les paysans fuient et les terres se meurent » (Muqaddimah, Livre II). Organisez des guildes d’artisans comme à Tlemcen, des coopératives de pêcheurs comme à Béjaïa… (cligne de l’œil) Et méfie-toi des « conseillers étrangers » – les Fatimides en employaient 300, résultat : Le Caire est devenu un nid de compteurs de pièces !
Citoyen : Mais l’espoir est-il permis ?
Ibn Khaldun (sortant une carte ancienne) : Regarde Kairouan en 850 : marécages transformés en grenier à blé. Comment ? Par la « science pratique des canaux et la justice fiscale » (Muqaddimah, Livre IV). Votre désert pourrait fleurir… à condition de bannir deux fléaux : la paresse intellectuelle qui se cache derrière la religion, et la cupidité qui se pare des oripeaux du tribalisme !
Citoyen (souriant enfin) : Vous parlez comme si vous aviez voyagé dans notre temps…
Ibn Khaldun (faussement indigné) : Moi ? Je ne suis qu’un vieux chroniqueur ! (baisse soudain la voix) Mais entre nous… (tapote sa tempe) J’ai écrit toute l’Histoire humaine en observant simplement comment un groupe de nomades devient sultan… puis comment ses petits-fils dilapident tout en achetant des perruches savantes. La roue tourne, jeune ami… à vous de la faire tourner vers le haut !
Citoyen : Vos paroles sont comme une oasis dans le désert de notre ignorance, ô Ibn Khaldun ! Mais comment convaincre nos dirigeants, si attachés à leurs privilèges ?
Ibn Khaldun (prenant un air conspirateur) : Ah, les privilèges ! Laisse-moi te conter l’histoire du calife abbasside Al-Muqtadir. Il avait tant de concubines qu’il fallut construire un palais juste pour leurs chaussures ! (mime un équilibriste) Résultat ? Le trésor vidé, l’armée impayée, et les Bouyides qui s’emparèrent de Bagdad comme on cueille une datte trop mûre !
Citoyen : Mais nos chefs disent que leur pouvoir vient d’Allah…
Ibn Khaldun (levant les yeux au ciel) : Et les termites prétendent que leurs tunnels sont l’œuvre des djinns ! Écoute bien : « Le pouvoir ne vient pas du ciel, mais de la capacité à organiser les hommes pour un but commun » (Muqaddimah, Livre III). Regarde les Almoravides : de simples maîtres coraniques devenus bâtisseurs d’empire… en comprenant que la vraie force est dans l’union des hommes de valeur, pas dans les généalogies fantasmées !
Citoyen : Pourtant, nos élites semblent si instruites…
Ibn Khaldun (riant à gorge déployée) : Instruites ? Comme ces perroquets de la cour hafside qui récitaient des poèmes sans comprendre un mot ? (prend un air docte) « La vraie science n’est pas d’accumuler des connaissances, mais de les mettre en pratique pour le bien commun » (Muqaddimah, Livre VI). J’ai connu des bergers analphabètes qui géraient mieux leurs troupeaux que certains vizirs leurs provinces !
Citoyen : Que faire alors pour sortir de cette impasse ?
Ibn Khaldun (se lève, théâtral) : Ce qu’ont fait les bâtisseurs de Fès : transformer chaque goutte d’eau en or vert ! (mime un jardinier) Ils ont créé des jardins suspendus, des moulins hydrauliques, des tanneries… (s’arrête, malicieux) Et sais-tu leur secret ? Ils ont compris que la vraie richesse n’est pas dans les coffres, mais dans les mains et les cerveaux du peuple !
Citoyen : Mais comment changer les mentalités ?
Ibn Khaldun : Ah, voilà la question d’un futur sage ! (sort un petit miroir de sa poche) Regarde-toi : tu es le changement ! (range le miroir) Les Almohades ont transformé le Maghreb en commençant par les écoles. Chaque mosquée devint un centre de savoir pratique. (ton conspirateur) Et ils ont fait quelque chose de révolutionnaire : ils ont enseigné aux filles !
Citoyen (choqué) : Aux filles ?!
Ibn Khaldun (amusé) : Eh oui ! « Une société qui n’éduque que la moitié de ses membres est comme un oiseau qui ne vole que d’une aile » (Muqaddimah, Livre V). Résultat ? En une génération, leurs cités brillaient plus que Cordoue !
Citoyen : Vos paroles sont comme une lumière dans les ténèbres, ô Ibn Khaldun !
Ibn Khaldun (s’inclinant légèrement) : Ne me flatte pas, jeune homme. Je ne suis qu’un vieux scribe qui a trop vu le cycle des empires… (soudain sérieux) Mais rappelle-toi ceci : « Le vrai pouvoir n’est pas de dominer les autres, mais de les élever » (Muqaddimah, Livre I). C’est ainsi que les petites tribus berbères sont devenues les maîtres de l’Andalousie… avant de tomber dans le piège de l’arrogance et du luxe.
Citoyen : Comment éviter ce piège alors ?
Ibn Khaldun (souriant malicieusement) : En se rappelant que même le plus grand des sultans finit par avoir besoin d’un bon plombier ! La vraie grandeur d’une nation est dans l’équilibre entre tous ses membres, pas dans l’éclat trompeur de ses palais.
Citoyen : Mais alors, ô sage Ibn Khaldun, comment expliquer que certains se croient supérieurs à cause de leur peau plus claire ou de leur langue arabe plus pure ?
Ibn Khaldun (secouant la tête avec un sourire triste) : Ah, mon ami ! Cette illusion est aussi vieille que les pyramides et aussi fragile que les châteaux de sable de vos enfants. Laisse-moi te conter l’histoire du calife Al-Ma’mun…
Citoyen (intrigué) : Qui était-ce ?
Ibn Khaldun : Un grand calife abbasside, fils de Haroun al-Rachid. Il fit venir à sa cour des savants de toutes origines : grecs, persans, indiens, africains… (fait un geste englobant) Sais-tu ce qu’il disait ? « La sagesse est le bien perdu du croyant. Qu’il la prenne là où il la trouve. »
Citoyen : Mais nos chefs disent que la pureté de la race…
Ibn Khaldun (l’interrompant d’un éclat de rire) : La pureté ? Par tous les saints ! J’ai vu des Berbères plus éloquents que des Quraychites, et des Noirs d’Afrique plus savants que des Persans ! (prend un air docte) Écoute bien : « La valeur d’un homme ne réside ni dans sa couleur, ni dans sa langue, mais dans la noblesse de son âme et l’utilité de ses actes pour sa communauté. » (Muqaddimah, Livre IV)
Citoyen : Pourtant, on nous dit que certaines tribus sont supérieures…Ibn Khaldun (mimant un jongleur) : Et les hyènes se croient reines du désert ! Regarde l’histoire : les empires les plus puissants ont toujours été ceux qui ont su unir les talents de tous. Les Omeyyades de Cordoue mélangeaient Arabes, Berbères et Ibères. Résultat ? L’Andalousie est devenue un phare de civilisation !
Citoyen : Mais comment faire comprendre cela à nos dirigeants ?
Ibn Khaldun (posant une main sur l’épaule du livreur d’eau) : Par l’exemple, mon ami. Quand tu livres ton eau, la donnes-tu différemment selon la couleur de la main qui la reçoit ?
Citoyen (surpris) : Bien sûr que non !
Ibn Khaldun : Voilà ! Tu es plus sage que bien des rois. Car vois-tu, « Une nation est comme un corps. Si une partie souffre, c’est tout l’organisme qui s’affaiblit. » (Muqaddimah, Livre III)
Citoyen : Alors, l’égalité et le respect mutuel sont la clé ?
Ibn Khaldun (hochant vigoureusement la tête) : Exactement ! Regarde les abeilles : elles ne rejettent pas une ouvrière parce que ses rayures sont différentes. Non, elles travaillent toutes ensemble pour la prospérité de la ruche. (prend un air malicieux) Et crois-moi, le miel de la fraternité est bien plus doux que le fiel de la division !
Citoyen : Ô sage Ibn Khaldun, j’ai remarqué que nos dirigeants sont toujours entourés de gens qui les flattent et semblent profiter de leur position. Est-ce un mal nouveau ?
Ibn Khaldun (riant à gorge déployée) : Nouveau ? Par tous les saints ! Les courtisans sont aussi vieux que le pouvoir lui-même ! Laisse-moi te conter l’histoire du calife Al-Mutawakkil..
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Citoyen (intrigué) : Que lui est-il arrivé ?
Ibn Khaldun : Ce pauvre homme était si entouré de flatteurs qu’il finit par croire qu’il pouvait marcher sur l’eau ! (mime quelqu’un qui se noie) Résultat ? Il se noya dans sa propre fontaine pendant que ses courtisans applaudissaient sa « performance aquatique » !
Citoyen (riant malgré lui) : C’est absurde !
Ibn Khaldun : Pas plus que vos ministres qui s’extasient devant chaque décision de leur chef, même quand il décide de peindre le désert en vert ! (prend un air docte) Comme je l’ai écrit dans ma Muqaddimah : « Les flatteurs sont comme des parasites qui se nourrissent de la sève du pouvoir jusqu’à ce que l’arbre de l’État se dessèche. »
Citoyen : Mais comment un dirigeant peut-il s’en protéger ?
Ibn Khaldun (mimant un roi sur son trône) : En gardant les pieds sur terre et les oreilles ouvertes ! Le calife Omar ibn al-Khattab se déguisait en homme du peuple pour entendre la vérité. (baisse la voix) Et crois-moi, ce qu’il entendait n’était pas toujours agréable, mais c’était utile !
Pr ELY Mustapha
Source : Haut-et-fort – (Le 20 mars 2025
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