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Le Calame – Mon cousin et compagnon de route, Mohamed Mahmoud Ould Hamma Khattar, que nous prénommions affectueusement Ghoulam, s’est éteint, le 18 février 2025, sur un lit d’hôpital de la lointaine Turquie, au terme d’une maladie soudaine, dont il se soignait, in extremis, quelques jours plus tôt.
A la fin de décembre 1988, il étudiait à l’université de Nouakchott, le noyau de notre expérience inaugurale de la clandestinité. Nous nous éveillions aux idéaux de multipartisme, de droits humains, d’abolition de l’esclavage et de sacralité du corps, un credo pourtant de peu de renom dans un univers davantage fasciné par la révolution et ses raccourcis. Fébriles à la découverte des dissidents et des résistants à la tyrannie, nous assemblions des morceaux de leurs biographies, dispersés en ville, comme le puzzle d’une carte au trésor.
Ainsi, grâce à un fastidieux échange de lambeaux de chapitres, lisions-nous, en pontillé, l’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Les plus patients s’échinaient à recueillir et recoller les pages froissées d’Uno Uomo d’Oriana Fallaci, tandis que nos concurrents d’autres obédiences se gavaient encore de Lénine, Sayed Ghotb, Saddam et Kadhafi. Mi-affligés de notre irruption sur la scène, ils nous taxaient d’idéalistes, de petits-bourgeois, d’aristocrates en recréation et chacune des épithètes, assénée sur le ton de l’invective, était censée nous inspirer de l’embarras ou un désagrément similaire. Jamais le chantage ne prit. D’ailleurs, à l’exception d’un parmi la bande, la dèche meublait notre quotidien, même si nous portions beau et propre et savions manier l’ironie face à des adversaires plutôt enclins à régurgiter la langue de bois du Grand soir.
Mohamed Mahmoud nous arrivait de Kiffa. Il transbahutait une rhétorique linéaire que cette ville seule produisait à l’époque, un peu à l’image d’une gigantesque industrie de prêt-à-simplifier. Il nous parlait de « masses », de « luttes des classes », de « lumpenprolétariat », de « dialectique », « d’impérialisme ». Stupéfaits devant la sincérité de son assurance, nous nous empressions, goguenards, de lui démontrer l’inanité, de la quincaillerie de Marx, à prendre en charge la complexité du réel sous les tropiques. Nous venions d’apprendre la famine en Ethiopie, les sanglants excès du Derg et l’hubris de Mengistu Hailé Mariam. En quelques mois, Ghoulam se mit à abdiquer ses certitudes avant de se convertir à la social-démocratie. Enfin, il devenait l’un des nôtres, malgré de sourdes objections. S’agissant de l’écologie, du féminisme et de l’impératif de non-violence, il confessait son malaise.
Aussi, la crudité et l’ingénuité de ses réserves nous valaient des querelles à n’en plus finir, que ponctuaient digressions et pauses de fou rire. La proximité de Ghoulam prédisposait à la joie. Le fréquenter vous débarbouillait d’une somme de soucis. Il était d’un commerce exquis et répugnait à parler d’argent, d’où l’envie et le privilège de le revoir, assidûment.
Lors de nos retrouvailles à Abidjan, il souhaitait que la Mauritanie augmentât son quota d’actions au capital de la Banque africaine de développement (Bad). « L’on se sait jamais, ça peut servir le pays », argumentait-il. Or, l’enjeu du moment confère, à son insistance, l’attestation posthume de la clairvoyance ».
Le groupe des anciens du Mouvement des démocrates indépendants (Mdi) se souvient, d’abord, de l’humour débonnaire de l’homme face à l’épreuve. Aux pires séquences de sévices, quand les tortionnaires le détachaient du Jaguar, dans l’espoir de lui faire avouer un complot imaginaire contre la dictature des militaires, il mémorisait les réactions de ses camarades d’infortune, exténués autour de lui.
Après notre sortie de la fameuse villa du Ksar où la triste besogne se pratiquait durant 5 jours consécutifs, il ne manquait de nous en resservir l’imitation parodique, preuve du détachement et de la bonhomie de chevalier qui le singularisaient. Ayant échappé au supplice, je concevais, de ma chance, une lancinante culpabilité. Alors, Mohamed Mahmoud, avec la bienveillance de sa gouaille, me lançait, facétieux, « ton apparence squelettique t’a sauvé, c’est le seul avantage de ressembler au criquet, donc ton frère et toi continuez à vous nourrir d’un grain de riz » ! Quand il fallut rédiger le mémorandum Pour rompre le silence, auquel le journal Le Monde consacra un entrefilet, Ghoulam fut prompt à rendre sa copie, en dépit du risque de la publication. Néanmoins, il s’abstint de dévoiler les noms des petites mains de la torture : « Pourquoi leur gâcher la vie, ce sont juste des exécutants », plaidait-il, en substance. Bien entendu, je ne partageais le scrupule, d’où d’incessantes disputes entre nous.
Plus tard, durant l’exil en France, il usait de son héritage symbolique, pour nous dénicher, à la dernière minute, des lieux de réunion, aux confins de la banlieue de Paris. Il venait d’Orléans, le cartable toujours lesté d’une provision de thé vert. Nous l’accompagnions à Grigny, Mantes la Jolie, Dammartin, Rosny, les improbables contrées où il disposait d’opportunes relations parmi ses compatriotes de l’Assaba, lesquels le recevaient selon les codes subtils de l’allégeance. Fort ingrats, nous taquinions Ghoulam à propos de son entregent féodal, en le traitant d’aile droitière de notre groupuscule. Il assumait le grief non sans nous rappeler l’utilité d’un tel ancrage.
Voilà, je pourrais évoquer de long en large les qualités du défunt, surtout le sens aigu de l’amitié, la tolérance, l’indisponibilité au règlement de comptes personnels, le courage physique, la maîtrise des règles de la poésie maure et, à mes yeux par-dessus les vertus du commun, cette fine sensibilité de mélomane au milieu du Mejliss, l’assemblée des griots. Cependant, aucune des occurrences précitées ne rendrait justice à Mohamed Mahmoud Ould Hamma Khattar pas plus qu’elle n’atténuerait notre chagrin de survivants à la brutalité de l’affliction.
Aux siens – enfants, épouse et parents – vont mes marques de loyauté et d’empathie.
A ses proches et confidents Abdellahi Ould Kebd, Bechir Ould Moulaye Elhassen, Boubacar Ould Ethmane dit Nah, Hamoud Ould Mhammed, Mohamed Ould Moine, Cheikhna Ould Nenni, Mohamed Lemine Ould Bah, Sidi Mohamed Ould Zerrough, Abderrahmane Ould Elyessa, Baba Ould Vall, Dahmane Ould Beyrouk, Cherif Ould Cheikh, Abderrahmane Ould Mohamed Saleh, Daha Ould Teiss, Aminetou Mint Falla Baba, Fatou Sall, Wehbe Mint Cheikhna, Mohamed Lemine Ould Mohamed Salem, Houssein Ould Dahoud, Hamoud Ould Abeiderrahmane, Mini Ould Hamadi, Ahmed Ould Sidi Saleh, Jemal Ould Taleb, , Mohamed Ould Didi, Sidi Ould Salem, Sid’Ahmed Ould Rayess, Isselmou Ould Salihi, Mohamed Mahmoud Ould Mourad (et j’en oublie), j’adresse des condoléances de sursitaire et les appelle à écrire le récit de nos belles années, en guise d’hommage à l’ami si tôt parti.
La faucheuse, gommeuse de mémoire, souvent vous prend à l’improviste….
Ethmane Ould Elyessa, dit Le Sanhaji Elbarberi
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