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Nouadhibou, point de départ d’un voyage sans retour
Dans une ruelle sombre de Nouadhibou, derrière un hangar délabré, une dizaine d’hommes aux visages fatigués attendent en silence.
Ce sont des migrants venus du Mali, de Guinée, du Sénégal et de Côte d’Ivoire. Certains ont vendu tout ce qu’ils possédaient pour être ici.
Le passeur, un homme en boubou bleu qui se fait appeler « Tonton Yaya », les observe en tirant sur sa cigarette.
« Demain, à l’aube, vous partez pour Lagouéra. Après, c’est l’océan. Soit vous arrivez en Espagne, soit vous disparaissez. »
Tous acquiescent, car ils savent qu’ils n’ont plus le choix.
Pourquoi Lagouéra ?
Lagouira est situé du côté occidental du Ras Nouadhibou (ancien Cap Blanc) et dispose d’une pointe de 65 kilomètres de long.
Cette localité désertée est de facto sous le contrôle de la Mauritanie pour protéger la zone portuaire de Nouadhibou.
Lagouera est devenue l’un des points les plus utilisés pour les départs vers les îles Canaries.
Contrairement à Nouadhibou, où la surveillance maritime a été renforcée par les patrouilles mauritaniennes et espagnoles, Lagouéra est un territoire oublié, où l’armée est présente mais complice, et où la mer n’est presque pas surveillée.
Un pêcheur de la région, Ahmed, nous explique :
« Ici, tout le monde sait. Les pirogues partent la nuit, quand il n’y a pas de lune. Les soldats ferment les yeux, mais ce n’est pas gratuit… »
Le prix du silence militaire
Contrairement aux idées reçues, les migrants ne passent pas uniquement grâce aux passeurs. L’armée stationnée à Lagouéra joue un rôle clé dans ce business mortel.
Un ancien soldat ayant servi dans la région témoigne anonymement :
« L’ordre officiel est de surveiller la zone. Mais en réalité, les officiers supérieurs ferment les yeux en échange d’argent. Chaque groupe de migrants doit payer une ‘taxe’ aux militaires en poste. Sans cela, ils sont arrêtés ou refoulés. »
Le montant varie selon le nombre de migrants et la nationalité.
Un passage terrestre discret et mortel
Depuis Nouadhibou, les migrants partent vers Lagouéra en camionnette ou en pick-up Toyota. « Si tu n’as pas payé le passeur en entier, il peut t’abandonner en milieu de nulle part » explique Mamadou, un migrant malien qui a tenté la traversée en 2022 avant d’être arrêté et renvoyé.
Une fois à Lagouéra, les groupes sont entassés, Ils doivent attendre le feu vert des passeurs, qui eux-mêmes attendent les bonnes conditions météorologiques
Un départ vers l’inconnu
Lorsque le moment arrive, les migrants sont transportés vers la plage. Une pirogue en bois de 12 à 15 mètres, équipée d’un moteur puissant, les attend. Une embarcation peut contenir jusqu’à 150 personnes.
Sidi, un ancien passeur, nous révèle :
« Il y a des règles. Chaque migrant a droit à 5 litres d’eau et un sachet de biscuits pour cinq jours. Si le moteur tombe en panne, c’est la mort. »
Environ 1 pirogue sur 3 disparaît en mer. Certaines sont interceptées par la marine espagnole, d’autres se perdent dans l’Atlantique.
Les survivants parlent de voyages cauchemardesques :
« On était 120. Après trois jours, il n’y avait plus d’eau. Certains ont bu de l’eau salée et sont morts. On a jeté des corps à la mer. » raconte Idrissa, un jeune Ivoirien secouru in extremis par la Croix-Rouge espagnole.
Une tragédie sans fin
Pendant que les autorités mauritaniennes annoncent des efforts pour stopper le phénomène, sur le terrain, la réalité est toute autre. La combinaison de passeurs expérimentés, militaire et garde côte corrompus et d’une absence totale de surveillance maritime fait de Lagouéra le nouveau point noir de l’immigration clandestine.
« Tant que l’Europe paiera la Mauritanie pour bloquer les migrants, et que cet argent ne profitera qu’aux élites, il y aura toujours des départs. » conclut Ahmed, le pêcheur.
En attendant, chaque nuit, de nouvelles pirogues quittent Lagouéra vers un destin incertain. Pour certains, c’est le rêve d’une vie meilleure. Pour d’autres, c’est le dernier voyage.
Souleymane Hountou Djigo
Journaliste, blogueur