« Pleurnicher pour l’aide n’est pas une stratégie de développement pour l’Afrique »

Dans un entretien au « Monde », l’économiste camerounais Célestin Monga estime que le gel des financements accordés par les Etats-Unis à l’étranger pourrait s’avérer salutaire pour les pays africains. Il relativise le poids de l’Usaid dans les budgets des pays concernés.

Le Monde – Célestin Monga est professeur d’économie à l’université Harvard (Massachusetts, Etats-Unis). Ancien vice-président de la Banque africaine de développement et conseiller économique à la Banque mondiale, l’universitaire camerounais a réalisé une grande partie de sa carrière au sein d’institutions internationales. Il a notamment publié, avec l’économiste chinois Justin Yifu Lin, Beating the Odds : Jump-Starting Developing Countries (« vaincre l’adversité : relancer les pays en développement », Princeton University Press, 2017, non traduit).

Comment réagissez-vous à la suspension de l’aide publique américaine, notamment en Afrique ?

Cette décision est brutale et traumatisante pour des millions d’Africains dont les vies dépendent des médicaments financés par l’Usaid [Agence américaine pour le développement international], pour les enfants qui ne vont à l’école que grâce à ces subsides ou encore pour les femmes dont la cause est défendue par des ONG dotées de fonds américains. Les conséquences humaines de la suspension me touchent.

Pour autant, il est difficile pour l’Afrique de dire aux Etats-Unis ce qu’ils doivent faire de l’argent de leurs contribuables. Le président Donald Trump a été élu, et il avait annoncé ce qu’il ferait pendant sa campagne. Il faut plutôt chercher les coupables du côté des élites africaines qui se satisfont du misérabilisme, soixante-cinq ans après les indépendances, et sous-traitent leurs responsabilités à des gouvernements étrangers. Je ne jetterai donc pas la pierre à M. Trump. Je suis camerounais, et ce qui m’importe, c’est ce que font les Africains. Pleurnicher pour l’aide n’est pas une stratégie de développement.

Cette décision américaine était-elle prévisible ?

Lors de son premier mandat [2017-2021], Donald Trump avait fait des déclarations pour le moins inhabituelles [en janvier 2018, il avait qualifié Haïti et les Etats africains de « pays de merde » lors d’une réunion sur l’immigration]. Il ne s’est pas rendu en Afrique, mais il n’a jamais caché ce qu’il en pense. Les responsables africains ne peuvent pas être surpris quand, de retour au pouvoir, il adopte ensuite de telles mesures.

Des historiens constateront peut-être, dans un siècle, que les Africains remercient Donald Trump d’avoir ainsi brutalisé leur ego, de les avoir secoués et d’avoir dit ouvertement ce que beaucoup pensent tout bas.

Pourquoi relativisez-vous l’importance de l’aide ?

Il faut ramener ce débat à ses justes proportions. En 2023, l’Afrique a reçu moins de 20 milliards de dollars [19,3 milliards d’euros] des Etats-Unis, et moins de 60 milliards de tous les pays abusivement appelés « donateurs ». Ces sommes sont infimes pour un continent de 1,4 milliard d’habitants, qui lui-même ne rapatrie pas l’essentiel de ses 610 milliards de dollars de recettes d’exportation dans les pays riches. L’appui américain à l’Afrique, c’est cinq fois moins que les capitaux illicites qui quittent le continent chaque année et dont il faudrait se demander ce qu’ils deviennent ! Ce que l’on appelle « l’aide publique au développement » ne représente donc rien par rapport aux flux financiers générés en Afrique.

Il faut sortir de cette sémantique de l’illusion : personne n’aide personne. A côté des transactions que l’on classe sous le registre de « dons », il faudrait mesurer ce que les pays occidentaux reçoivent de l’Afrique dans divers secteurs, tels que celui des matières premières dont ils fixent les cours d’achat, le montant des maigres royalties qu’ils versent aux Etats, la monnaie de paiement dont ils décident de la dépréciation à leur guise… Ce que le continent perd quand on lui impose de vendre ses produits en dollars – le rendant donc dépendant des fluctuations du billet vert – est bien supérieur à ce qu’il reçoit sous forme de « dons ». Les décideurs africains paraissent incapables de comprendre ces dynamiques.

Les budgets de l’éducation et de la santé de nombreux pays africains reposent massivement sur cet argent extérieur, provoquant l’émoi lorsque l’Usaid se retire…

Il faut se méfier des illusions comptables. Notons tout d’abord que 75 % des budgets d’éducation et de santé sont constitués de salaires, qui ne sont pas payés par les donateurs, mais par les Etats. Ensuite, la plupart des pays africains ont signé des programmes avec le Fonds monétaire international [FMI] pour pouvoir bénéficier de ses financements. Or le FMI conditionne son appui à des critères budgétaires qui laissent peu de marge pour investir, alors même que les besoins sont considérables et ne font qu’augmenter en raison de la forte croissance démographique. Finalement, les dépenses d’investissement sont arbitrairement comprimées, réduites à la portion congrue, et correspondent à ce que des bailleurs étrangers veulent bien consentir.

Cette situation est le résultat d’une construction comptable reposant sur une vision étriquée de ce qu’est une politique économique et qui se réduit à équilibrer des comptes publics alors que les populations souffrent. C’est ainsi qu’on promeut une industrie de la misère et de la charité. A la décharge des institutions internationales, les pays africains proposent très peu de stratégies crédibles de transformation, et donc très peu de programmes susceptibles d’attirer des financements. Ils se contentent chaque mois de trouver de l’argent pour payer les fonctionnaires et l’armée, et ne développent pas l’économie qui permettrait d’élargir l’assiette fiscale, de générer des recettes budgétaires et de se libérer de cette dictature exotique de la pitié imposée par Washington.

La bonne gestion des finances publiques n’est-elle pas, comme le défend le FMI, une des conditions pour attirer des investissements privés et développer l’économie ?

Cela fait plus de soixante ans que ces institutions tiennent le même discours, et je suis bien placé pour en parler. J’ai longtemps occupé de hautes responsabilités à la Banque mondiale, où je me suis battu contre des moulins à vent. Parfois la nuit, quand je ne dors pas, je m’amuse à relire d’anciens rapports écrits par le FMI sur le Cameroun ou d’autres pays depuis trente ans. Ils répètent la vieille liturgie de l’équilibre des comptes publics – sans aucun résultat, puisque ce discours n’est basé sur rien.

Le Ghana, qui est considéré comme un pays africain plus performant que les autres, a signé 17 accords avec le FMI. Fin 2022, il était en défaut de paiement. Les institutions de Bretton Woods n’ont pas été conçues pour aider les pays africains à sortir de la pauvreté. Ce sont des institutions financières. Elles vendent de l’argent. Et peuvent obtenir des ressources à moindre coût que leurs actionnaires, en tête desquels les Etats-Unis, attribuent aux pays en développement. Ces décisions sont essentiellement politiques. Le pire, c’est que les programmes financés charrient aussi des stratégies de développement erronées et entretiennent l’addiction des Etats africains à ce que l’on appelle « l’aide ». Au lieu de perdre des mois, voire des années, à négocier de petits appuis budgétaires, ou le financement de microscopiques projets sans impact sur l’économie, les gouvernements africains devraient créer des zones économiques spéciales et y attirer des capitaux privés domestiques et extérieurs, pour enclencher l’industrialisation et créer des emplois.

Les décisions du FMI servent-elles donc avant tout les intérêts occidentaux ?

En réalité, je crois que les Occidentaux jouent contre leurs propres intérêts. Quel est l’intérêt des citoyens américains et européens de voir l’Afrique enfermée ad vitam aeternam dans la pauvreté ? Seules quelques dizaines de grandes entreprises ou de familles, à Londres, New York, Bruxelles ou Paris, trouvent leur compte dans la situation actuelle. L’industrialisation de l’Afrique profiterait énormément à l’Occident, qui y vendrait des centaines de milliards d’euros d’équipements et de technologies. Le succès économique du Sénégal, du Nigeria ou de l’Ethiopie créerait des millions d’emplois directs et indirects en Afrique, mais aussi en France, au Royaume-Uni et en Italie. La Chine a perçu le potentiel africain et se positionne comme un interlocuteur qui ne donne pas de leçon et qui propose des deals gagnant-gagnant. L’une des conséquences de la décision de Donald Trump sera de pousser les leaders africains à se tourner encore davantage vers d’autres horizons : la Chine, les Emirats arabes unis, la Russie et d’autres.

Peu de dirigeants africains ont réagi à la décision américaine…

Le président kenyan, William Ruto, celui du Rwanda, Paul Kagame, et le premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, ont pris acte et considèrent qu’il faut saisir ce moment pour commencer à s’affranchir de cette dépendance. Il faudrait que l’Union africaine réunisse les chefs d’Etat et engage une réflexion nouvelle sur ce que serait une stratégie pragmatique pour financer massivement des infrastructures productives et créer des emplois sur le continent. La priorité devrait être l’accès des produits manufacturés en Afrique aux marchés occidentaux et en Asie. C’est bien plus important que l’aide.

En septembre, l’African Growth and Opportunity Act (AGOA), qui permet à 1 800 produits africains d’entrer aux Etats-Unis en franchise de taxes, arrivera à échéance. Que fera Donald Trump ? Va-t-il le suspendre ? Va-t-il menacer d’exclure, comme il l’avait fait lors de son premier mandat, les pays qui ne se soumettent pas à ses injonctions ? [En 2017, le Rwanda, la Tanzanie et l’Ouganda avaient tenté de limiter les importations de vêtements de seconde main.]

Du côté européen, il faudrait arrêter le chantage climatique : le futur règlement contre la déforestation va, entre autres, durement pénaliser le secteur du cacao en Côte d’Ivoire, le pays le plus proche de l’Occident. Comment vivront les planteurs ivoiriens ? Le climat et l’environnement sont des problèmes très importants, mais on ne peut pas demander aux paysans africains, qui n’en sont pas responsables, de les résoudre. On ne peut pas imposer à un pays à ce niveau de développement de cesser de couper ses arbres, sans lui offrir de contrepartie, sans s’engager par exemple à acheter chaque année une quantité substantielle de ses exportations de produits manufacturés.

Des discussions sur un rééquilibrage des relations entre l’Afrique et le reste du monde peuvent-elles avoir lieu ?

Malheureusement, avec les élites actuelles, de part et d’autre, j’en doute. Le déficit de leadership est mortel. Mais la colère des jeunes en Afrique gronde. Même le diable ne parviendra pas à protéger ceux qui refusent d’entendre cette colère.

 

 

Propos recueillis par 

 

 

Source : Le Monde – (Le 14 février 2025)

 

 

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