Slate – Combien il est étrange et malaisé de constater que le monde qui a été le mien depuis tant d’années, le monde de l’écrit, des lettres, de la littérature, est en train de disparaître. De plus en plus, j’ai l’impression d’être un dinosaure qui tâche tant bien que mal de survivre à sa disparition programmée. Bientôt, on exposera mon squelette au musée de l’Homme pour témoigner d’une étrange époque où des êtres humains consacraient l’essentiel de leur temps à aligner des mots.
C’est comme un vertige qui monte au cerveau, la sensation d’assister à un changement d’ère où bientôt, demain ou après-demain, la tâche d’écrire sera confiée à des machines gonflées à l’intelligence artificielle. Où je ne serai plus d’aucune utilité (si jamais je l’ai été). Où tout ce qui a constitué l’essence de ma vie n’aura plus cours, deviendra si démodé que le mot même d’écrivain apparaîtra comme une expression désuète tout juste bonne à figurer dans une antique encyclopédie du savoir.
Mon monde se meurt. Je le vois disparaître jour après jour. La richesse de la langue s’efface, la joliesse du vocabulaire s’estompe, la profondeur d’un raisonnement laisse la place à une sorte de pensée automatisée d’où toute poésie est absente. Tout devient rigide, aseptisé, figé dans les canons d’algorithmes froids comme la mort. Partout, dans tous les secteurs d’activités qui requéraient encore la présence de l’écrit, l’intelligence artificielle est en train de prendre le relais, de supplanter l’auteur, le rédacteur, l’écrivain.
La mécanisation du langage est en marche, rien ne l’arrêtera. Les profits réalisés sont tels qu’aucun acteur du marché ne se privera de l’apport de l’intelligence artificielle et de toutes ses composantes. L’homme est ce qu’il est: face à la perspective de bénéfices économiques substantiels, il sacrifiera sans état d’âme ce qui était le pilier de la civilisation depuis des siècles, l’éclat même de la langue, la diversité d’expression, les milles et une subtilités de la chose écrite.
Le pire étant que personne ou presque ne s’en apercevra. Nous assistons à une telle débâcle de la culture, à un tel recul de la pensée, à une sorte d’abrutissement si universellement répandu que l’avènement d’une langue formatée comme une ligne de code informatique ne suscitera aucune réaction particulière. Bien vite, elle deviendra la norme et quand l’individu se retrouvera confronté à une phrase qui empruntera mille détours pour décrire l’objet de sa pensée, il restera interdit comme un singe à qui on tend un miroir, au point de la révoquer à tout jamais.
Ainsi disparaîtront la beauté et la complexité du monde. Si la langue est vouée à devenir un simple outil utilitaire, un parmi tant d’autres, elle échouera à saisir ce qui fait le fondement de toute vie humaine, l’impalpable perplexité de l’esprit confronté aux vertiges de la connaissance. Si la langue prend le chemin de la robotisation, elle précédera de quelques années ou décennies la métamorphose de l’individu transformé en un être vidé de toute substance, de tout désir de s’affranchir des contingences de sa propre existence.
Bientôt, et encore plus vite qu’on ne le croit, n’importe quelle machine dopée à l’intelligence artificielle sera en mesure de pondre un roman en un temps record. Il y aura une intrigue, un début et une fin, des personnages, des dialogues, une narration, du suspens, toute la panoplie du roman traditionnel à qui il manquera pourtant l’essentiel: le style, c’est-à-dire l’empreinte d’une pensée dont chaque mot, chaque phrase serait comme une manière d’interpréter le monde sensible.
Un roman sans style a autant d’intérêt qu’un film pornographique qui viserait à décrire les intermittences du cœur, une coquille vide où le lecteur trouverait une satisfaction immédiate sans jamais progresser d’un iota dans son accomplissement personnel ou sa quête de saisir les mécanismes à l’œuvre dans les soubassements de la conscience unique à chaque individu.
Source : Slate (France)
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