Les « Maisons russes », bras armé du soft power de Poutine en Afrique

Afrique XXI  Enquête · Cours de langue, bourses d’études, événements culturels… Les « Maisons russes » sont devenues le principal instrument de la diplomatie culturelle du Kremlin et contribuent à implanter durablement Moscou sur le continent.

« Vous savez, je viens de Sibérie, et pouvoir participer à un festival de théâtre en Afrique ça représente beaucoup pour moi », lance avec un grand sourire Igor Lesov, sous les applaudissements du public de la Maison du Théâtre du Bardo, à Tunis. Devant une centaine de spectateurs, l’acteur vient d’interpréter en russe Le Comte Nouline, une pièce du dramaturge Alexandre Pouchkine, avec une troupe de trois autres artistes venue spécialement de l’École d’art dramatique de Moscou.

La représentation a eu lieu fin novembre dernier dans le cadre des Journées théâtrales de Carthage 2024, un festival annuel de théâtre. « La salle était bien plus remplie que pour les dernières séances », assure le guichetier à l’entrée. Après le spectacle, la caméra de la chaîne d’information Russia Today (RT) donne la parole aux spectateurs, répartis entre expatriés russes et amateurs de théâtre tunisiens. « J’ai déjà un peu appris le russe en autodidacte, et j’étais curieux de voir du Pouchkine », déclare Mohamed à la sortie de la salle. Le jeune étudiant en lettres ajoute que, selon lui, « la Russie a un énorme patrimoine littéraire, qu’on ne connaît pas très bien en Tunisie ».

« Élargir la compréhension des Tunisiens sur la culture russe » est bien l’objectif affiché par le directeur de la Maison russe de Tunis, Youri Zaïtsev, remercié par l’ensemble de la troupe pour son soutien à l’événement. Le mois suivant, l’établissement a participé à l’organisation de deux autres représentations théâtrales dans le pays, ainsi qu’à un concert de Noël, à une excursion dans la région du cap Bon, et à une session d’information sur les études en Russie, entre autres. En plus des trois cours de langue assurés chaque semaine dans les locaux de la Maison russe, à Tunis.

De l’héritage soviétique au sommet de Sotchi

 

En réalité, la « Maison russe à Tunis » ne porte ce nom que depuis 2021. Avant cette date, l’institution s’appelait encore « Centre russe des sciences et de la culture » (CRSC). Fondé en 1966, il s’insérait alors dans le dispositif de diplomatie culturelle de l’URSS. En 2008, le gouvernement russe crée le Rossotrudnichestvo : une agence chargée, entre autres, de la coopération humanitaire et de la gestion des CRSC dans tous les pays du monde. « Les Maisons russes sont donc des organismes décentralisés de la diplomatie culturelle, liées au Rossotrudnichestvo », résume Maxime Audinet, chercheur à l’Irsem et spécialiste de la Russie, rappelant aussi qu’il « s’agit d’un dispositif assez classique, en quelque sorte l’équivalent des Instituts français ».

Le Rossotrudnichestvo hérite de sept centres africains, fondés entre 1945 et 1989 aux quatre coins du continent : Addis-Abeba (Éthiopie), Le Caire (Égypte), Rabat (Maroc), Brazzaville (République du Congo), Dar es-Salam (Tanzanie), Lusaka (Zambie) et Tunis. « Pendant longtemps, l’Afrique a été l’angle mort de la diplomatie culturelle russe », explique Maxime Audinet. Pour lui, le « moment charnière » du réengagement du Kremlin vers la région date du sommet de Sotchi organisé en 2019 : « On parle beaucoup de Wagner, RT et Sputnik, mais il y a aussi depuis cette date la volonté de réinvestir l’Afrique par la diplomatie publique. »

Deux ans plus tard, les CRSC africains deviennent tous des Maisons russes et utilisent un logo officiel sur lequel figure un « attribut architectural d’État » renvoyant au Kremlin de Moscou, selon le Rossotrudnichestvo, ainsi qu’un QR code dirigeant vers le site de l’agence. Sur le papier, les missions des maisons russes restent inchangées : promouvoir la langue et la culture russes et gérer les bourses et les programmes d’études.

« Nous répondons aux aspirations de nos amis »

 

Au début des années 2020 cependant, la plupart des maisons russes africaines commencent à alimenter leurs comptes sur les réseaux sociaux en intensifiant la communication officielle et en multipliant les événements. Cette dynamisation est portée par de nouveaux directeurs : arrivé à Tunis en 2022, Youri Zaïtsev est un ancien cadre du ministère de la Culture et directeur de musée à Moscou. En Éthiopie, c’est Alexandre Evstigneev, un journaliste de la télévision d’État, qui prend la direction du centre fin 2023. Et à Brazzaville, la directrice de la Maison russe est depuis 2021 Maria Fakhrutdinova, diplômée de l’Institut d’État des relations internationales de Moscou et native de Sébastopol (Crimée).

En plus de ces centres, le Rossotrudnichestvo travaille également à l’ouverture d’autres Maisons russes en Afrique, sur un modèle « non gouvernemental ». La formule, employée par le directeur du Rossotrudnichestvo, Yevgeny Primakov, dans un entretien livré à l’agence TASS en janvier 20241, renvoie en réalité à des partenariats signés avec des structures déjà présentes dans les pays hôtes. Le 16 septembre 2024, cinq accords ont par exemple été conclus avec des « Maisons russes non étatiques » en Sierra Leone, en Guinée équatoriale, en Centrafrique, en Somalie et au Tchad. Lors de la cérémonie de signature, Yevgeny Primakov déclarait :

La demande des communautés locales pour l’éducation russe, la langue russe et les liens culturels est bien plus importante, vaste et étendue que le réseau officiel de maisons actuellement en place. C’est pourquoi nous répondons aux aspirations de nos amis à travers le monde, qui sont nombreux. La Russie n’est en aucun cas isolée.

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Driss Rejichi

Journaliste basé en Tunisie.

 

 

 

 

Source : Afrique XXI – (Le 13 janvier 2025)

 

 

 

 

 

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