Au Soudan, le front invisible de la faim, arme de guerre qui « tue à petit feu »

Le Monde  Reportage« Au Soudan, une guerre totale » (3/8). En dix-huit mois d’un conflit qui a déraciné un tiers de la population, le pays a sombré dans la plus grave crise humanitaire au monde. Selon l’ONU, au moins 26 millions de Soudanais sont en situation de sous-nutrition aiguë, dont 8,5 millions en état critique.

A quatre mois d’intervalle, Selwa Zakaria a perdu ses deux filles, fauchées par la faim. La petite dernière, âgée de 1 an et demi, est morte dans les bras des médecins quelques heures après sa prise en charge à l’hôpital Al-Shuhada de Bahri, au nord de Khartoum, la capitale du Soudan. Revenant pour une consultation, sa mère erre, hagarde, devant les portes du service nutrition. Sa silhouette fluette, drapée d’une tunique bleue, semble flotter dans le hall bondé.

Sur des rangées de chaises, des corps fantomatiques patientent. Des os enveloppés d’une fine couche de peau. Le temps semble suspendu tant leurs mouvements sont lents. Un vieillard au visage décharné porte les mains sur ses tempes. On dirait des feuilles séchées, aux nervures saillantes, qu’un geste brusque pourrait déchirer. Ses lèvres bougent mais aucun mot ne s’en échappe. Avant de tuer, la faim avale les paroles.

Autour, les médecins s’activent. Ils sont épuisés. « Les patients nous arrivent dans un état critique. Côté maternité, c’est la catastrophe. Les mères n’ont rien à manger, ne font plus de lait. Elles nous apportent des bébés qui sont proches de la mort », constate la pédiatre Fatima Haroun, 27 ans, qui n’a « jamais vu une telle calamité ».

 

Chaque enfant passé dans son service pèse une plume. Un bébé de 9 mois est placé sur la balance. « A peine 6 kilos. Tour de bras de 7,5 centimètres. » La limite de sécurité est fixée à 13,5 centimètres. Au-dessous de 11,5, l’enfant est considéré en danger de mort. « Le maximum qu’on ait reçu faisait 12,5 centimètres ! », s’alarme la pédiatre. Quelques kits de lait en poudre et de pâte à base de cacahuètes lui ont été livrés. Elle doit rationner. Les quantités infimes « ne font que repousser le problème » – un sursis de quelques jours.

L’aide arrive au compte-gouttes

 

Une semaine plus tôt, Fatima Haroun a reçu une famille qui, pour tout repas, diluait du limon du Nil dans l’assiette avec un peu de farine et de l’eau. Elle éclate en sanglots : « C’est une famine de niveau 1, rien d’autre. Personne ne se rend compte de la gravité des cas que nous recevons ici. Et nous parlons là d’un seul quartier ! Ailleurs, des zones entières du pays sont inaccessibles. Les gens meurent chez eux. Personne ne veut voir cette réalité en face. »

En septembre, 20 décès d’enfants de moins de 5 ans ont été recensés dans cet hôpital de campagne, seul établissement public encore fonctionnel du nord de Khartoum. Le bâtiment originel a été pillé et en partie incendié par les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohammed Hamdan Daglo – dit « Hemetti » –, qui, depuis le 15 avril 2023, sont en guerre contre les forces armées du Soudan (FAS) du général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane. Fin septembre, l’armée régulière, auprès de laquelle Le Monde a obtenu l’autorisation de se rendre au Soudan, a récupéré la zone. Le temps de rénover la structure, l’ensemble des services et du personnel soignant a été transféré dans un centre de santé à la capacité dérisoire face à l’ampleur des besoins.

 

La faim, c’est l’autre front de la guerre au Soudan. Une bataille silencieuse qui tue à petit feu. « Ces morts de faim sont les résidus de la guerre. Dans les conditions actuelles, il est impossible d’en établir un bilan clair. On n’ose pas imaginer les chiffres qu’on trouvera si les combats cessent un jour », déplore Hadil Malik El-Hassan, la directrice de l’hôpital Al-Shuhada.

Au moins 26 millions de Soudanais, soit plus de la moitié de la population, sont en situation de sous-nutrition aiguë, selon les Nations unies, dont 8,5 millions en état critique. « Jamais dans l’histoire moderne autant de personnes n’ont été confrontées à la faim et à la famine qu’au Soudan aujourd’hui », se sont alarmés, en octobre, des experts mandatés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. En dix-huit mois d’une guerre qui a déraciné un tiers de la population, le pays a sombré dans la plus grave crise humanitaire au monde, selon toutes les organisations internationales. Et pourtant, elle reste largement ignorée.

L’aide arrive au compte-gouttes. Elle est sous-financée et fait face à de multiples blocages. En octobre, seulement 10 % des cargaisons arrivées à Port-Soudan auraient été distribuées. « Une partie de l’aide finit sur les étals des marchés. De la farine, de l’huile distribuée pour les pauvres finissent par être vendues. Vous imaginez ? », s’insurge un médecin qui souhaite garder l’anonymat, accusant de corruption toutes les strates de l’administration.

« Fièvres mystérieuses »

 

Outre les difficultés d’accéder au terrain, plusieurs organisations accusent les belligérants d’utiliser la faim comme une arme de guerre. A Khartoum, presque aucune aide ne traverse les lignes de front. Certains y voient une stratégie des FAS visant à saper tout soutien populaire aux paramilitaires alors que des vagues d’habitants, chaque jour plus nombreux, fuient les zones sous leur contrôle.

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 (Khartoum, envoyé spécial)

Source : Le Monde 

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