Le Temps – «La démocratie meurt dans les ténèbres», proclame la devise du Washington Post, le légendaire quotidien de la capitale des Etats-Unis. Pourtant, la direction du journal n’a pas choisi la clarté vendredi, en refusant de choisir entre Kamala Harris et Donald Trump à un peu plus d’une semaine du scrutin présidentiel.
Depuis, le Washington Post essuie une tempête. Si l’on en croit les dizaines de milliers de commentaires en ligne en réaction au texte expliquant cette décision, le quotidien fait face à une vague de désabonnements. Cette neutralité suscite aussi la consternation au sein de la rédaction. Apprenant ce choix, la caricaturiste Ann Telnaes a, par exemple, revu son dessin du jour, le couvrant de noir, en référence à la devise du journal, selon elle, bafouée.
Le symbole est d’autant plus fort que le Washington Post était l’incarnation du «quatrième pouvoir» des médias face aux dérives du gouvernement. Le journal a acquis sa réputation planétaire en faisant tomber un président. Le républicain Richard Nixon avait été contraint à la démission en 1974 après les révélations sur le cambriolage de l’immeuble du Watergate, siège à Washington des démocrates.
L’intrusion avait servi à placer des micros pour le compte du président. Dans un communiqué, Carl Bernstein et Bob Woodward, les deux vétérans auteurs de ce scoop, ont dénoncé samedi le choix de ne pas soutenir la candidate démocrate: «Cette décision à onze jours du scrutin ignore les preuves écrasantes apportées par la propre couverture du Washington Post concernant les menaces de Donald Trump contre la démocratie.»
Dans un contexte politique très polarisé, le soutien à l’un ou l’autre des candidats à la présidence est une pratique de moins en moins répandue aux Etats-Unis. Les médias traditionnels craignent en effet d’être taxés de partisans et redoutent les réactions de leurs lecteurs de plus en plus intolérants aux opinions qui leur déplaisent.
Au Washington Post, comme au New York Times, qui a annoncé son soutien à Kamala Harris dès le 30 septembre, le choix de soutenir un candidat à la présidence relève normalement de la responsabilité d’un comité éditorial. Cette instance composée d’éditorialistes à la subjectivité assumée est séparée de la rédaction, de façon à préserver l’indépendance de cette dernière. Mais, dans les faits, le public ne fait pas la distinction et la décision du comité engage le journal.
Un timing «très suspect»
C’est le directeur du Washington Post, William Lewis, qui a justifié vendredi sa nouvelle politique de neutralité. En poste depuis moins d’une année, ce Britannique est venu de l’empire médiatique du magnat conservateur Rupert Murdoch, propriétaire aux Etats-Unis de la chaîne Fox News, au service de Donald Trump, et du Wall Street Journal, plus équilibré.
Dans son message, William Lewis a expliqué que le Washington Post revenait «aux sources». Car, avant 1976, et le soutien à Jimmy Carter, le journal ne soutenait pas de candidat à la présidence. A l’exception de Michael Dukakis, en 1988, il a par la suite apporté son soutien à tous les candidats démocrates jusqu’à Joe Biden en 2020. «Notre travail est de fournir des nouvelles non partisanes et des opinions extérieures qui donnent à réfléchir pour que nos lecteurs fassent leur propre choix», a conclu William Lewis.
Selon le syndicat interne des journalistes, un texte pour soutenir Kamala Harris était déjà prêt. «La décision de ne pas le publier a été prise par le propriétaire, Jeff Bezos», affirmait vendredi le syndicat sur le réseau X. Le fondateur d’Amazon a acheté le Washington Post en 2013.
Dans la dernière ligne droite de la campagne de 2016, le journal avait publié un enregistrement de Donald Trump, qui se vantait de pouvoir impunément «attraper les femmes par la chatte». Mais, cet énorme scandale-ci, contrairement au Watergate, n’avait pas fait tomber le candidat, élu quelques semaines plus tard. C’était déjà une preuve de la perte d’influence des médias. Le Washington Post s’était ensuite profilé avec succès en contre-pouvoir à la présidence Trump, multipliant les nouveaux abonnés. C’est alors que le journal avait hissé en «une» sa fameuse devise. Avec la bénédiction de son propriétaire.
Depuis lors, Donald Trump a «continuellement» menacé Jeff Bezos, témoignait samedi sur la chaîne CNN Martin Baron, rédacteur en chef à cette époque et auteur d’un livre sur son expérience (Collision of Power: Trump, Bezos and the Washington Post, Flatiron Books, 2023, non traduit). Pourtant, assure le journaliste, le fondateur d’Amazon avait résisté aux pressions de Donald Trump, défendant la rédaction du Post. Selon lui, l’annonce du journal à moins de deux semaines du scrutin est «très suspecte».
Simon Petite Miami
Source : Le Temps (Suisse)
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