Le Devoir – Cela fait plus de 20 ans que Boualem Sansal fait la tournée des lycées en France. Vingt ans qu’on l’invite à parler aux élèves de son métier d’écrivain et de son Algérie natale. À 75 ans, l’auteur, dont plusieurs romans sont toujours interdits en Algérie, connaît probablement mieux la France et sa jeunesse que bien des Français.
« Chaque année dit-il, je vois le niveau de français baisser. Je reviens dans le même lycée quelques années plus tard et je suis sur une autre planète. Dans le dernier où je suis passé, je n’avais pas commencé à parler qu’on m’a interpellé : “Hey, Monsieur, Monsieur, est-ce que tu fais le ramadan ?” Et puis, les professeurs sont souvent de cette gauche visqueuse qui joue les ignorants pour ne pas être rejetés. Ils se la jouent populaires comme s’ils venaient du quartier. C’est horrible. »
C’est parce qu’il n’en peut plus et pour lancer un cri d’alarme qu’il publie ces jours-ci Le français, parlons-en ! (Éditions du Cerf). Dans ce pamphlet plein de verve et d’humour grinçant, Boualem Sansal dessine le triste bilan d’une langue en déclin assaillie de toutes parts par le globish des élites médiatiques et politiques, le wech wech des banlieues et la langue dite « inclusive » des bobos et des universitaires.
« Jusqu’à tout récemment, on parlait de la langue de manière positive, dit-il. On la considérait comme un bien commun. Puis, les Français ont levé le pied et abandonné leur langue à la main invisible du marché. Quand on laisse faire la nature, ça part dans tous les sens et il y a toujours des farfelus qui inventent n’importe quoi. »
Une âme, un esprit, une histoire
Parmi ces inventions, dit-il, il y a « wech wech », un mot formé à partir de l’interjection « quoi » (wech en arabe) par laquelle les jeunes des banlieues s’interpellent à tout propos. « C’est une langue qu’on ne comprend pas plus en France qu’en Algérie, car ces jeunes ne sont ni Français ni Algériens. Ils vivent entre eux et sont même détestés en Algérie, parce qu’ils ne savent pas se comporter et draguent les filles. » Comme si bien parler français serait devenu un handicap, dit-il.
Puis, il y a cette langue « inclusive » qui « en réalité exclut tous ceux qui ne la parlent pas. On veut nous interdire de dire “mademoiselle” ou “les hommes” et nous imposer “celles et ceux”. Mais c’est les Précieuses ridicules d’aujourd’hui ! » Sansal rappelle que le mot « virilité » est étrangement… féminin ! « Quand on ne sait pas et qu’on ne connaît pas l’histoire de la langue, on invente n’importe quoi. »
La langue est la pierre angulaire de l’édifice symbolique national, martèle l’écrivain. Son constat est loin d’être radieux, car, dit-il, « les pays qui n’ont pas de langue ou qui ont trahi la leur n’ont pas d’avenir. Si la langue décline, la pensée suit nécessairement. La langue, c’est une âme, un esprit, une histoire, une géographie, une culture, une vision du monde, des valeurs. C’est un tout. Ce n’est pas qu’un lexique et des règles grammaticales. Ce n’est pas comme apprendre le cobol ou le basic. Le cerveau ne fonctionne pas comme ça ».
Un « caméléon égaré »
L’écrivain, qui se définit comme un « caméléon égaré », a grandi au coeur d’une fourmilière linguistique. Né Français en Algérie, il a fréquenté l’école de la République. « Nos parents faisaient partie de ces autochtones privilégiés qui étaient déjà citadinisés. Même mes grands-parents étaient francophones et tout à fait assimilés. Quand l’indépendance est arrivée, nous nous sommes retrouvés devant la question de savoir qui nous étions et quelle langue parler. »
Au début, les anciennes colonies conservèrent le français. Elles le considéraient même comme leur « butin de guerre », pour reprendre les mots du poète Kateb Yacine. Sans compter, explique Sansal, que, si elles choisissaient une autre langue, c’était la guerre civile. Car, si on parlait français dans les villes, on parlait l’arabe algérien dans les campagnes, l’arabe classique à la mosquée, et le russe, même, dans l’armée. Sans compter le berbère.
Mais, pour les Arabo-Musulmans, le français était la langue du colonisateur, dit Sansal. « Pour les panarabistes, il avait vocation à être remplacé par l’arabe. Mais quel arabe ? L’arabe dialectal ? L’arabe moderne, qui est un espéranto créé dans les années 1920 par les Syriens ? Derrière eux sont venus les islamistes, pour qui la langue, la race, le territoire n’existaient pas, il n’y avait que la grande communauté des musulmans. » L’écrivain aime rappeler que l’arabe aussi est une langue de colonisation. Et cela depuis quatorze siècles. L’Algérie a donné des sénateurs, des généraux et cinq empereurs romains. Les vestiges de la Rome antique sont partout en Algérie
C’est dans les années 1980 que tout basculera. « À partir de 1980, dit Sansal, les tenants du panarabisme et du panislamisme ont fait alliance et pris le pouvoir. Ils nous ont chassés. Maintenant, ils se battent pour éradiquer le français. C’est tout à fait irréaliste, car on ne déracine pas une langue ancrée à ce point dans la société. Mais son espace s’est restreint. Le français est totalement absent de la politique et de l’administration, mais toujours la langue de l’enseignement technique. À l’école polytechnique et dans les instituts techniques, j’ai toujours enseigné en français. Mais, d’année en année, le niveau de français de mes étudiants baissait. Pour les mathématiques, ça allait, mais le niveau culturel était nul. C’est vrai dans tous les pays arabes. »
Christian Rioux
à Paris
Correspondant
Source : Le Devoir (Québec)
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